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La Bourse de Commerce : le nouveau musée de la collection Pinault

« Ouverture »

Ici Plage, comme ici-bas, 2012, la monumentale toile de Martial Raysse qui accueille les visiteurs en début de parcours n’est peut-être pas un choix anodin : Montrer une foule non masquée (à l’exception de deux personnages affublés de masques de théâtre !), agglutinée en bord de mer, quelle belle façon de faire rêver au sortir de confinements successifs ! Passé ce clin d’œil à l’actualité, le visiteur est emporté par l’architecture de cette Bourse de Commerce finalement devenu espace muséal : la verrière vertigineuse, l’immense toile marouflée qui ourle la coupole sur 140 mètres. D’un académisme fin 19e, peinte par cinq artistes aux noms aujourd’hui tombés dans l’oubli, elle brode sur le thème d’un commerce avec le monde. Enfin, le cylindre de béton coulé dans la Rotonde, une idée très zen de Tadao Ando, le starchitecte ami de longue date de François Pinault qui lui avait déjà confié la restauration du Palazzo Grassi et de la Dogana, les deux écrins vénitiens qui hébergent partie de sa collection de quelque 10000 œuvres.

Cette première exposition, bien dans la ligne de pensée du collectionneur, tente de faire apprécier à un plus large public des pratiques et des thématiques diverses dans des œuvres d’origines variées qui se veulent ouvertes (l’une des significations du titre de l’exposition) au monde et à la vie, tout en s’ancrant dans les questions actuelles de post-colonialisme, de genre, d’identité, de société, voire de politique. Non sans soulever les questions que l’on ne pourra éviter de se poser : qu’est-ce que la beauté ? qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? quel est le rôle de l’artiste ? Suffit-il d’amuser (comme la souris aussi blanche que bavarde de Ryan Gander sortant d’un trou du mur), d’intriguer (comme les pigeons mystérieusement perchés de Maurizio Cattelan), de mystifier (comme les répliques en cire de l’Enlèvement des Sabines de Giambologna ou les copies de sièges ethniques copiés au Quai Branly par Urs Fischer, au cœur de la Rotonde, bardées de mèches allumées qui ne laisseront en fin d’exposition qu’un assemblage d’informes tas de cire) pour faire œuvre créative ?

Il y en a en effet pour tous les goûts, que l’on aime la peinture figurative, le minimalisme, la photographie, ou les installations. L’accrochage est cohérent, formant des ensembles dédiés soit à un artiste, soit à une technique (la photo), soit à un thème. Bertrand Lavier monopolise pour ses « chantiers », que l’on pourrait qualifier de sémiotiques, les 24 vitrines d’origine de la Rotonde dans laquelle il installe, un ours en peluche, un karcher, une moto, ou un tissu de montgolfière compressé pour former une surface abstraite derrière le verre. L’artiste voit dans l’ensemble « une ronde, une phrase, un poème » où le contenu de chaque vitrine serait comme une entrée lexicale ouvrant sur un « dédale de réflexion ».

La Galerie 3 est consacrée à la photographie engagée et dénonciatrice : Dans 24 heures dans la vie d’une femme ordinaire, Michel Journiac se travestit en ménagère pour dénoncer avec une bonne pincée d’humour les tâches (et les fantasmes) de ce stéréotype, alors que Cindy Sherman revisite la femme-cliché qu’offrent le cinéma et la publicité. Helms Amendment, 1989, de Louise Lawler, offre 94 photos en noir et blanc identiques d’un verre de plastique. Y est accolé le nom des sénateurs qui votèrent l’amendement éponyme de 1987, qui incluait l’interdiction de financer, entre autres, toute aide à la prévention du SIDA. Sherrie Levine, elle, photographie les photos de Russell Lee de 1935 sur le monde rural au Nouveau Mexique après la Grande Dépression. Une appropriation qui met en question l’authenticité de l’œuvre d’art, en même temps qu’elle prive l’œuvre originale de son historicité et de sa valeur documentaire.

La collection fait une large place aux œuvres figuratives : les portraits monumentaux à l’apparence de photos en noir et blanc se révèlent des toiles peintes traduisant au plus près les textures des peaux, des cheveux et des tissus de Rudolf Stingel (dont on voit la statue en cire et en pied se consumer lentement au milieu des œuvres de Fischer dans la Rotonde) ; figures imaginées mais formidablement réalistes tant dans leurs traits que par leurs postures par la talentueuse Lynette Yadom-Boakye qui représenta le Ghana à la dernière Biennale de Venise ; ou figures photographiées par Xinyi Cheng avant de les peindre avec ses effets de lumière à la George de La Tour. Claire Tabouret s’intéresse au langage des corps, à l’histoire qu’ils racontent à coup de couleurs franches et de postures révélatrices. Enfin on découvre, comme l’a fait récemment Monsieur Pinault, Florian Krewer, artiste allemand, qui offre deux grands triptyques où de jeunes urbains, pleins d’une énergie colorée, conversent, dansent ou se battent, on ne saurait dire, dans une obscurité non définie.

Il faut, dans cette recension, faire place à James Kerry Marshall, artiste afro-américain, qui met en valeur la figure noire, dans des thématiques souvent explorées dans la peinture occidentale (repas, scènes d’intérieur) mais dont la peinture implicitement questionne la question de race et les rapports sociaux.
Il est difficile de tout voir et retenir en une seule visite. Pas de sièges pour s’offrir un moment de contemplation, sinon, ici et là, les chaises sur lesquelles Tatiana Trouvé a amoncelé les objets les plus bizarres, transformant ces sièges traditionnellement réservés aux surveillants, en une série d’objets humoristiques et inutiles (The Guardian, 2018).
Voici Paris doté d’un nouveau musée, facile d’accès, où, dans le jeu de séduction, l’architecture le dispute aux œuvres exposées et qui nous promet une restauration sous la houlette d’un chef étoilé. Les Français feront bien de le découvrir avant que les frontières ne s’ouvrent toutes grandes aux touristes.

Elisabeth Hopkins

Visuels : Urs Fischer, Untitled, 2011-2020 (détail). Vue de la Rotonde et de l’installation d’Urs Fisher qui comprend, au centre, une réplique de L’Enlèvement des Sabines de Giambologna, et tout autour, sept chaises de toutes les époques et cultures, ainsi qu’un portrait en pied grandeur nature de son ami l’artiste Rudolf Stingel. Toutes les sculptures sont en cire et vont fondre, jour après jour.
Martial Raysse, Ici Plage, comme ici-bas, 2012 (détail). ADAGP Paris, 2021. Courtesy de l’artiste et de Pinault Collection. Photo Aurélien Mole.
Kerry James Marshall, Untitled, 2012. ©Kerry James Marshall. Courtesy de l’artiste et de Pinault Collection. Photo Maxime Verret.
Ryan Gander, I… I… I…, 2019. Courtesy Esther Schipper. Photo Andrea Rossetti.
Bertrand Lavier, Peugeot 103, 1993. © / ADAGP, Paris 2021, vues de l’exposition « Ouverture », Bourse de Commerce — Pinault Collection, Paris, 2021. Photo Aurélien Mole.
Tatiana Trouvé, The Guardian, 2020. © Tatiana Trouvé/ADAGP, Paris, 2021. Courtesy de l’artiste et Pinault Collection. Photo D.R.

Archives expo à Paris

Visuels de l'artiste
Infos pratiques

Bourse de Commerce – Pinault Collection
Exposition « Ouverture » jusqu’au 31 décembre 2021.
2 rue de Viarmes, 75001 Paris
Ouvert tous les jours, sauf le mardi,
De 11h à 19h, nocturne le vendredi jusqu’à 21h
Entrée : 14 €
www.pinaultcollection.com


Actualités 2022
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