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Paris, terre promise des artistes juifs, de 1905 à 1940

« J’ai déjà décidé que, dès que cela sera possible, je m’installerai à Paris ou à Londres, là-bas la vie est plus vaste, joyeuse (…) », écrit Sonia Terk-Delaunay dans son journal, le 21 août 1904. Deux ans plus tard, la jeune ukrainienne est à Paris. Elle a 21 ans et s’est inscrite à l’académie La Palette où elle va se nourrir des innovations radicales apportées par le fauvisme. À Paris, il y a déjà Picasso depuis 1900. Puis dans la foulée Brancusi, Modigliani, Chagall, Soutine, Foujita, Pougny, Lanskoy, Poliakoff, Vieira da Silva, et encore Otto Freundlinch qui prend atelier au bateau-lavoir à Montmartre. Il y fait la connaissance de Picasso, Apollinaire, Max Jacob… À Montmartre ou à Montparnasse, on croise aussi Michel Kikoïne, Jules Pascin, Jacques Lipchitz, Louis Marcoussis, Moïse Kisling, Ossip Zadkine ou Chana Orloff. Venue d’Odessa, huitième d’une famille juive de neuf enfants, Chana Orloff est venue à Paris apprendre la couture. Elle va devenir sculptrice figurative et son destin croisera Modigliani, Soutine et de nombreux artistes de ce qui est en train de devenir « l’École de Paris ».

L’École de Paris ! En réalité, il ne s’agit pas d’une école. Utilisé pour la première fois en 1925 par le critique André Warnod (1885-1960) qui défendait les artistes, marginalisés parce qu’étrangers, au sein du salon des Indépendants, le terme désigne plus largement cette scène artistique constituée par des peintres et sculpteurs étrangers (mais aussi des poètes, musiciens, photographes, romanciers et danseurs) provenant de toute l’Europe, d’Amérique, d’Asie et d’Afrique et qui ont contribué à faire de Paris le creuset cosmopolite sans précédent de la création artistique au début du XXe siècle.
Les spécialistes parlent de trois périodes, la première d’avant 1914 avec des artistes comme Chagall et Kisling venus de Russie, Picasso et Gris d’Espagne, Modigliani d’Italie, Foujita du Japon...Dans l’entre-deux guerres, période la plus prolifique, en font partie Picabia, Miro, Hartung, Lanskoy, Mané-Katz, Poliakoff, Soutine. Enfin, l’après-guerre, avec Alechinsky, Appel, Arroyo, Corneille, Clavé, Jorn, Klasen, de Staël, Vasarely ou Zao Wou-Ki, la plupart adoptant la nationalité française. Parmi ces hommes et ces femmes, nombreux sont des juifs, issus des métropoles européennes, mais aussi des bourgades juives de l’Empire russe fuyant les pogroms. Tous sont en quête d’émancipation politique, sociale, religieuse... Ils espèrent à Paris se confronter à la modernité et devenir en toute liberté des créateurs à part entière. Pour autant, « y a-t-il un art juif dans le sens où on dit une carpe à la juive ? », s’interroge avec une certaine ironie le journal Menorah en septembre 1925, en réponse à une polémique qui a pris forme dans Le Mercure de France, le 15 juillet 1925. Hors des cercles antisémitiques, on ne se pose guerre la question d’un art juif. En France, le désir d’intégration l’emporte. Néanmoins, les années 1920 à Paris sont une période fertile de renaissance d’une conscience juive et de la conjugaison des préoccupations des avant-gardes et l’héritage de l’art populaire qu’exprimera notamment Chagall.

Dès 1940, les artistes quittent la capitale pour la province et certains, comme Kisling et Kikoïne, s’engagent dans l’armée française. Le 4 octobre 1940, la loi sur « les ressortissants étrangers de race juive », qui complète le « statut des juifs », organise l’internement « dans des camps spéciaux » ou l’assignation « dans une résidence forcée », obligeant les artistes à se cacher ou à fuir. Une fuite exprimée de façon émouvante par une sculpture de Jacques Lipchitz réfugié alors à Toulouse (La Fuite, 1940). Le journaliste américain Varian Fry, initiateur de l’Emergency Rescue Committee, organise le départ de nombreux artistes et intellectuels pour New York, comme Chagall, Kisling ou Lipchitz. Mais pour la majorité des juifs étrangers, le rêve d’une vie meilleure en France se transforme en cauchemar.

À travers plus de 130 œuvres et de nombreux documents inédits, l’exposition « Paris pour école » entend renouveler le regard sur cette génération d’artistes juifs arrivés à Paris entre 1900 et 1914. Le parcours chronologique ouvre sur « Le désir de Paris », nous entraine dans l’effervescence des avant-gardes de Montmartre à la Ruche de Montparnasse, montre la place des artistes dans la Grande Guerre, l’échappée belle des Années Folles, met en lumière la querelle du Salon des Indépendants stigmatisant les artistes étrangers, s’interroge sur l’existence d’un art juif et se clôt sur la guerre et l’Occupation qui sonnent le glas de l’École de Paris. Après-guerre, la capitale ne retrouvera jamais le statut qui fut le sien. Pour autant, rares sont ceux qui en ont pris conscience comme le journaliste polonais Hersch Fenster qui publie à compte d’auteur en 1951 Undzere Farpainikte Kinstler (Nos artistes martyrs) préfacé par Chagall.

Avant de quitter l’exposition, prenez le temps de vous assoir et d’écouter l’enregistrement de Michel Zlotowski lisant la préface de Chagall, tout en contemplant les dizaines de photographies en noir et blanc d’œuvres des artistes juifs de l’École de Paris décédés en martyrs durant la Seconde Guerre Mondiale. Elles sont signées Marc Vaux (1895-1971). Mobilisé lors de la première guerre mondiale, il a 22 ans lorsqu’il est évacué des champs de bataille de Champagne avec une grave blessure au bras droit. Réformé, il recevra une pension de mutilés de guerre à vie. Ce menuisier ébéniste doit cependant trouver une nouvelle vocation, ce sera la photographie. Par ses rencontres, il devient rapidement le « photographe des peintres », spécialiste des photographies de sculptures, peintures et artistes dans leur atelier. L’ensemble de son œuvre recouvre un grand pan de la vie artistique parisienne du XXe siècle à laquelle il a contribué, et constitue le Fonds photographique Marc Vaux de la bibliothèque Kandinsky du Centre Pompidou à Paris, composé en majorité de reproductions d’œuvres de près de 5 000 artistes habitant à Paris de 1920 à 1970. Un trésor.

Catherine Rigollet

Visuels : Sonia Delaunay, Philomène, 1907. Huile sur toile. Centre Pompidou, MNAM-CCI © Pracusa S.A. Chaïm Soutine, Nature morte à la pipe, 1916. Huile sur toile. Troyes, Musée d’art moderne © RMN-Grand Palais / Gérard Blot. Pinchus Krémègne, La Ruche, 1916. Huile sur toile. Collection Sandrine Pissarro © mahJ. Jacques Lipchitz, La Fuite, 1940. Plâtre, patine. Centre Pompidou, MNAM-CCI © Centre Pompidou. Photo L’Agora des Arts. Panneau des photos de Marc Vaux © D.R.

Archives expo à Paris

Visuels de l'artiste
Infos pratiques

Du 3 juin au 31 octobre 2021
Musée d’art et d’histoire du Judaïsme
Hôtel de Saint-Aignan
71, rue du Temple - 75003 Paris
Plein tarif : 10 €
Tous les jours, sauf lundi
Détail des horaires :
www.mahj.org


Conférences, lectures, projections et parcours dans Paris sont organisés autour de l’exposition.