Comme un grand courant souterrain, grouillant de vie et de couleur, l’estampe réapparaît ici et là au gré des modes comme des avancées de la recherche, nous rappelant à juste titre qu’il est aussi loisible de lire l’histoire de l’art à travers ses chatoiements et ses audaces. Soulignant par la même occasion que l’art de l’estampe est loin d’être un art mineur que la « grande peinture » aurait recouvert, même si elle l’a maintenu en lisière. On remarque d’ailleurs un regain d’intérêt pour cet art ces temps-ci. C’est à cette épopée culturelle et artistique du XIXe siècle à nos jours que nous invite cette exposition-événement si intelligemment pensée et construite par les deux brillants, d’une érudition lyrique sans être cuistre, commissaires scientifiques Eléa Sicre, chargée de collection Estampes XIXe-XXIe siècles au département de la bibliothèque et de la documentation de l’INHA (Institut national d’histoire de l’art), et Victor Claass, coordinateur au département des études et de la recherche de l’INHA.
Des estampes chères à la Fondation
La principale raison d’être, ce qui fait aussi sa grande séduction, de cette exposition est de dresser un panorama inédit de l’art de l’estampe sur trois siècles montrant la variété de ses techniques et de ses inspirations, illustré par 178 œuvres sélectionnées parmi les 25 000 estampes qu’abrite l’INHA. Il est deux autres raisons qui renforcent encore la pertinence de cette exposition. Tout d’abord, les collections de l’INHA sont le prolongement de celles du cabinet d’estampes modernes de la Bibliothèque d’art et d’archéologie (BAA) rassemblées par Jacques Doucet (1853-1929) et son équipe entre 1906 et 1917, l’année où le grand couturier, incroyable collectionneur et mécène, fit don de sa Bibliothèque à l’université de Paris. Une première exposition (« de Goya à Matisse. Estampes de la collection Jacques Doucet ») a d’ailleurs déjà eu lieu à la Fondation Gianadda au printemps 1992 autour de cette fabuleuse collection. Enfin, et c’est la troisième et forte légitimation de l’exposition actuelle, Léonard Gianadda (1935-2023), qui a créé la Fondation qui porte le nom de son frère, s’était fortement engagé comme mécène et membre de la Société des amis de la Bibliothèque d’art et d’archéologie en ce début des années quatre-vingt-dix pour la restauration de milliers d’estampes et l’achat de nouvelles. Dans le catalogue de l’exposition de 1992, Pierre Lelièvre, alors président de la Société des amis, écrivait : « Jacques Doucet et Léonard Gianadda m’ont apparu comme des hommes parlant la même langue. S’ils eussent vécu dans les mêmes temps, ils se seraient compris. »
En onze thématiques, le parcours qui passe par la galerie-péristyle et l’atrium central de l’immense salle principale du musée propose un circuit libre ponctué de rapprochements, d’affinités, de surprises et de contrastes qui fait souvent dialoguer entre elles des œuvres qu’on aurait pu croire éloignées les unes des autres. Deux autres caractéristiques frappantes de cette exposition, notamment par rapport à sa devancière de 1992, sont l’internationalisation des artistes convoqués et la réapparition d’artistes méconnus, notablement des femmes, Jeanne Bardey (1872-1954), dernière élève de Rodin, et l’Allemande Käthe Kollwitz (1867-1945) entre autres.
De surprises en découvertes
Il serait juste de commencer la visite par le « Prologue » pour faire connaissance avec Jacques Doucet et ses goûts, de Goya à Matisse et Braque par Manet et Cassatt. Mais l’espace central, le bien nommé « Énergies », attire par la force de ses formes et de ses couleurs où les abstractions de Ellsworth Kelly (1923-2015) font face aux Fissions de Vera Molnár (1924-2023) associées judicieusement à Le Soir ou Anxiété de Munch.
Les « Figures » offrent une variété de formes et de textures, subtil monotype de Matisse (Nu de dos), lithographies de Toulouse-Lautrec saisissant le mouvement féérique de la danse (Miss Loïs Fuller) ou les corps en mouvement de Jeanne Bardey traités en pointe sèche et aquatinte en couleurs. Formidable suite de Matisse dans la séquence « Regards » qui évoque par ailleurs le regard sur soi (Pissarro) ou sur les autres (Gauguin), le monde du spectacle (Manet) et des collectionneurs (Pierre Gatier).
Les « Paysages » sont teintés de japonisme chez Henri Rivière, épurés et colorés chez les Suissesses Alice Bailly et Bertha Züricher. Cézanne et Vera Molnár se répondent autour de la Sainte-Victoire… Mallarmé, par ses deux portraits gravés de Gauguin et Munch et une planche (lithographie en monochrome noir) de Ellsworth Kelly (1923-2015) issue de La Suite Mallarmé, est au centre des « Hommages ». « Hommages » comme autant de sociabilités artistiques autour de Manet, Morisot, Degas, Mahler ou Ravel.
« Situations » nous offrent de belles scènes de rue ou d’intérieur (différents états de L’Enfant aux pieds nus de Mary Cassatt) où nous (re)-découvrons Félix Buhot (1847-1898), Amédée Joyau (1872-1913), Pierre Gatier (1878-1944). De Van Gogh à Kollwitz (intégralité de son cycle Guerre des paysans), par Manet (La Barricade, Guerre civile, Le Torero mort).
« Combats » parlent du peuple, des luttes et utopies sociales, de la guerre et de la mort, des images que l’estampe permet alors de diffuser en nombre. Comme elle s’empare des « Visions », ce monde de l’invisible et du sacré, du rêve et du fantasme. Sont justement invités ici Goya, Redon (série des Songes), Gauguin, Eugène Carrière et son si suggestif Le Sommeil, mais aussi l’artiste d’origine tchèque naturalisée française Terry Haas (1923-2016) avec ses trois planches issues du portfolio Matière-espace. Belle variation sur le thème de la fenêtre avec Viala (1859-1913), Redon et Molnár. Et La Madone de Munch, qui sert d’affiche à l’exposition, est-elle submergée par l’extase religieuse ou l’extase amoureuse ?
Les techniques de l’estampe
Par le long couloir qui mène au sous-sol de la Fondation vers le musée de l’automobile, les « Cuisines » proposent une illustration des différentes techniques de l’estampe par différents artistes, seul espace didactique de l’exposition néanmoins opportun. Au bout de ce couloir, « Épilogue » donne à voir comment la collection de l’INHA continue de vivre et de se renouveler avec les récentes acquisitions de Molnár, de Kelly ou du Japonais Takesada Matsutani (1937), mêlées aux clichés-verre de Corot, aux eaux-fortes de Zao Wou-Ki…
Un magnifique parcours qui attise la gourmandise de découvrir et fait passer par tout le spectre des émotions. Il y a de quoi être admiratif de l’important travail de recherche réalisé à l’occasion de la préparation de cette exposition, qui a demandé trois ans, jusque dans les cartels, où l’origine précise de chaque feuille est renseignée, et dans le catalogue (*) qui restera longtemps un ouvrage de référence dans le domaine de l’estampe, et de l’histoire de l’art plus généralement. On peut se demander pour conclure, et même si nous apprécions beaucoup la Fondation Gianadda, quand l’INHA dévoilera sur le sol français ses trésors si rarement montrés…
Jean-Michel Masqué













