À 93 ans, le peintre allemand Gerhard Richter reste fidèle à son principe de n’avoir pas de programme, mais que des incertitudes et de jouer avec l’insécurité, alternant en permanence figuration et abstraction, avec une obsession : approfondir sa connaissance de la peinture et interroger le statut de l’image au sein de la peinture. Inédite par son ampleur, la rétrospective que lui consacre la Fondation Vuitton dévoile un panorama de soixante ans de carrière en 275 œuvres.
Après le Centre Pompidou en 2012 et la Fondation Beyeler en 2014, cette imposante rétrospective à la Fondation Vuitton, qui réunit 275 œuvres dans un parcours chronologique de 1962 à 2024, témoigne de l’inaltérable créativité du peintre allemand Gerhard Richter. Né en 1932 à Dresde dans l’ancienne RDA, il la fuit en 1961, la veille de la construction du mur de Berlin, pour s’établir à Düsseldorf puis à Cologne, où il vit et travaille encore aujourd’hui. Depuis, il n’a eu de cesse d’explorer tous les genres (portrait, paysage, nature morte, peinture d’histoire), d’alterner en permanence figuration et abstraction, avec une obsession : approfondir sa connaissance de la peinture et interroger le statut de l’image au sein de la peinture avec la même immense maitrise technique, qu’il manie le pinceau, le couteau à palette ou un long racloir, échappant à toute catégorisation unique.
Conçue par les commissaires Dieter Schwarz et Nicholas Serota, chacune des six sections de cette exposition -qui investit tous les espaces du bâtiment de Frank Gehry- couvre environ une décennie et montre l’évolution d’une vision picturale entre ruptures et continuités. Ouvrant sur Tisch (Table), considéré par l’artiste comme son premier tableau et se refermant sur ses derniers dessins, la rétrospective met tout particulièrement en évidence cette extrême tension entre abstraction et figuration qui est au cœur du travail de Richter, mais aussi des recherches moins connues sur le miroir et le verre. Ces jeux de reflets et de double traversent d’ailleurs nombre de ses œuvres picturales. C’est déjà le cas sur ses tableaux d’après photographies, peints en camaïeu puis en couleur à partir de ses propres photographies, tel ce Cerf (1963) immobile au cœur d’une forêt hivernale dépouillée, ou d’images choisies dans la presse. Des œuvres aux délicats effets de flou obtenus en frottant la peinture encore humide avec une brosse, avant que la touche se fasse plus expressive comme dans deux séries : villes vues d’en haut et paysages de montagnes (Himalaya, 1968). Parallèlement, Richter traduit ses photographies de paysage en peinture veloutée d’une beauté très raffinée faisant écho au romantisme de son compatriote Caspar Friedrich (Pont de Ruhrtal, 1969).
Brusque changement de direction dans les années 1970. Balayant toute figuration, Richter remet en question la représentation, cherche à combattre le motif. En pleine interrogation sur quoi peindre, cherchant à faire « des images de rien », il couvre même d’immenses toiles d’un monochrome gris. Puis laissant faire « l’arbitraire, le hasard, l’inspiration et la destruction », il se lance dans des toiles monumentales faites d’éclaboussures et d’aplats de couleurs largement raclés. D’où à nouveau cette impression de reflets face à une vitre brouillée par la buée ou la pluie, cachant à notre regard on ne sait quel paysage ou quelle forme. Outre ses tableaux abstraits, comme toujours dans ce jeu d’alternance, Richter peint des natures mortes aux sujets traditionnels (crâne, bougie), et des paysages. Très souvent la scène parait banale, délibérément non pittoresque et plutôt mélancolique, comme cette Grange (1983) ou cette vue d’une silhouette assise sur un escalier à Venise (1985). À la fin des années 1980, il se penche sur l’histoire allemande récente, avec la série 18 octobre 1977, date du suicide en prison de quatre membres du groupe Baader-Meinhof de la Fraction Armée rouge.
Mais comme toujours, Richter n’en reste pas là. Il sacrifie aussi à l’art du portrait entamé dans les années 1960, réalisant une série de 48 portraits pour le pavillon allemand de la Biennale de Venise en 1972. Des hommes blancs exclusivement : écrivains, scientifiques, compositeurs et philosophes, dont Franz Kafka, Thomas Mann, Albert Einstein ou Oscar Wilde. Se considérant comme l’héritier d’une tradition, il se confronte aussi aux chefs d’œuvre de l’art classique et rend hommage à Titien (Annonciation, 1973), Vermeer (Femme lisant, 1994), Poussin, Ingres. Toujours un pas dans la figuration, tandis qu’un autre le pousse à explorer les nouveaux médias avec la série Strip (2011), des milliers de bandes de couleurs horizontales modélisées par procédés numériques. Et la peinture abstraite sur verre dans un rapport étroit avec le Grand Verre de Duchamp. Dans cette série Flow (2013), l’artiste pose une plaque de verre sur les flux de couleurs qu’il a répandues. Le processus ne permet aucune retouche et fige la matière dans un mouvement arrêté.
Ayant toujours voulu créer une image traitant de la Shoah, c’est sur le passé sombre de l’Allemagne qu’il se tourne à 82 ans avec l’émouvante Birkenau (2014) : une œuvre testament en quatre toiles inspirées de quatre photographies prises clandestinement par des prisonniers dans un camp d’extermination nazi et redécouvertes après la guerre. Il en donne une interprétation contemporaine avec des abstractions de gris et de noir raclés, striés de traces de rouge et de vert, d’une grande puissance expressive. En 2017, Richter déclare avoir achevé son œuvre picturale et se consacre au dessin. De tout-petits dessins, souvent de simples lignes et des zones ombrées, parfois rehaussées d’encre colorée qu’il a fait goutter de manière fortuite. Toujours entre le visible et l’invisible.
Catherine Rigollet












