Il a photographié toute sa vie, comme un défi à l’oubli et à l’effacement, et inlassablement milité pour la reconnaissance de la photographie en France en tant qu’expression artistique à part entière. Jean-Claude Gautrand (1932-2019) n’a que 24 ans lorsqu’il découvre l’œuvre du photographe allemand Otto Steinert, fondateur de la « Subjektive Fotografie ». Cette photographie non naturaliste, subjective (l’objectivité n’existe pas en photo selon Gautrand car on peut faire dire tout et son contraire à une photo et chacun peut la recevoir différemment), fait directement référence à la « nouvelle photographie » des années 1920, prônée par les artistes du Bauhaus et quelques initiateurs d’une photographie expérimentale, dans l’entre-deux-guerres. Une photographie qui met l’accent sur l’expérimentation personnelle et la poésie des images, jusqu’à l’abstraction. Dès lors, Jean-Claude Gautrand en devient un adepte pour faire partager ses engagements et sa vision du monde. Se faire surtout le témoin des bouleversements et des injustices de son époque. Laisser des traces pour ne pas oublier.
Cette exposition anthologique présente plus de 350 photographies sélectionnées par Daniel Rouvier, directeur du musée Réattu, parmi 34 séries et plus de 3000 images appartenant aux collections du musée, des Rencontres d’Arles et de Josette Gautrand, la femme du photographe. Des photographies en noir et blanc (« l’aristocratie de la photographie » car « plus psychologique, plus profonde, plus mystérieuse » pensait-il), réalisées de 1957 à 2010, accrochées dans un parcours non chronologique, sériel, balayant des sujets très différents, mais tous aussi approfondis et tous avec la même écriture rythmée, puissamment graphique, contrastée entre ombre et lumière, magnifiée par la subtilité des tirages. Le camp de concentration de Natzwiller-Struthof ; les vestiges du Mur de l’Atlantique construit par les nazis (avec la collaboration de milliers d’entreprises et d’ouvriers français, ndlr) ; la construction du périphérique parisien ; Oradour-sur-Glane - village martyr ; L’assassinat de Baltard ; la catastrophe écologique de l’usine Pechiney ; les murs portant les graffiti et slogans des manifestations de 1968 ; des sous-bois après la tempête ; le chevalement d’une mine abandonnée ; la vallée engloutie au fond du lac de Vassivière ; la construction du périphérique (série Métalopolis au graphisme épuré, mise en avant dans la formidable exposition « Écrire en noir et blanc. 150 ans de photographies » à la BnF en 2024.)… Mais aussi une série très conceptuelle comme Le Galet, ou celle plus nostalgique des Balades parisiennes (Paris, La Ville) aux accents humanistes à la Doisneau ou Ronis de ce promeneur infatigable qui aimait la Seine et les jardins de la capitale. Des photographies toujours d’une grande beauté « car, disait-il, même quand un sujet est dur, violent, laid, il faut faire de très belles images, c’est comme cela que les gens vont s’approcher et être sensibilisés », évoque Daniel Rouvier.
Cette œuvre mélancolique et puissante, comme un rempart contre l’oubli, fait partie de la séquence « Arles Associé » des Rencontres de la photo auxquelles Jean-Claude Gautrand contribua dès le début en 1970. Le beau catalogue de l’exposition (312 pages, 480 illustrations, 35€) la complète en déroulant le parcours de ce grand photographe et historien de la photographie, fondateur du groupe Gamma en 1963, puis du groupe d’avant-garde Libre expression avant d’adhérer au Club des 30x40.
Catherine Rigollet