L’effet Giverny
À partir des années 1880, les artistes américains installés à Barbizon et à Giverny vont aborder la nature à travers un nouveau regard. Délaissant les grands panoramas et les descriptions minutieuses qui caractérisaient les peintures de grands espaces américains comme cette vue du Fleuve Hudson à West Point (1864) idéalisée dans une luminosité automnale par Alfred Thompson ou ce bateau à aube navigant sur le Mississipi saisi avec un tel sens du détail par Alfred Thompson Bricher qu’on y lit le nom de l’épicerie sur le port (« City of St Paul » à Dubuque, Iowa, 1872), ils se mettent à peindre des scènes ordinaires. Elles sont certes moins spectaculaires, mais plus intimes, plus romantiques, et surtout dans un style novateur, fait de touches posées plus rapidement, larges, colorées afin de mieux capter les effets changeants d’ombre et de lumière. Ils suivent en cela la voie montrée par leur compatriote le peintre et graveur James Abbott McNeil Whistler. Expatrié en Europe, il considère que l’imagination doit supplanter l’imitation, que le peintre doit recomposer le paysage plutôt que de le copier, doit rejeter les détails réalistes au profit de préoccupations esthétiques, comme il le fait dans cette aérienne Variations en violet et vert, 1871, poussant parfois l’impression de paysage éphémère jusqu’à l’abstraction quand il esquisse des barques ou des rochers sur une plage.
Attirés par la présence de Monet, de nombreux peintres américains viennent travailler à Giverny.. Ils seront bientôt une cinquantaine. Influencés par le maître impressionniste, ils peignent en plein air, cherchent à faire passer l’émotion dans leurs toiles, adoptent un style plus spontané, une touche libre et fragmentée et des couleurs plus vives et lumineuses. Des toiles vibrantes de vie. Il y a presque un « tour de main Giverny ». Il est vrai que lorsqu’on se côtoie en permanence dans un village, que l’on plante son chevalet face aux mêmes paysages, qu’on discute peinture au café le soir…on finit par acquérir une même manière de peindre.
Toutefois, la touche impressionniste s’affirme davantage chez des artistes comme Theodore Robinson (Arbres en fleurs à Giverny, 1891-1892), Lilla Cabot Perry (Après-midi d’automne, Giverny, entre 1905 et 1909) ou John Leslie Breck (Jardins à Giverny, entre 1887 et 1891) ; des familiers de Monet qui peindront à ses côtés. Un privilège ; les autres ne feront que l’apercevoir. Breck va même se lancer, à l’instar du maître, dans la réalisation d’une série de douze tableaux de meules peintes un jour d’automne pour tenter de mieux comprendre les recherches de Monet autour du rendu atmosphérique.
De retour aux États-Unis, les artistes vont poursuivre dans ce style, tout en adaptant leur palette aux lumières et ciels de l’Amérique et en mettant en valeur les spécificités locales… Willard Metcalf, par exemple, tout en restant fidèle à l’impressionnisme va éclaircir sa palette afin de représenter le ciel bleu de la Nouvelle-Angleterre. William Merritt Chase aussi va continuer la peinture de paysages en plein air, mais sans s’éloigner des teintes et nuances propres à la nature (Le Parc Tompkins, Brooklyn, 1887). George Bellows avec sa touche vigoureuse et ses empâtements ouvre la voie à une nouvelle forme de réalisme. Son grand tableau expressionniste Les Palisades (1909), qui clôt l’exposition, tranche totalement avec ce fleuve bleu turquoise, ses falaises sombres et ses effets de neige éclairée par une lumière crue sur la délicatesse chromatique de ses voisins.
Réunissant près de 90 œuvres – peintures, gravures, aquarelles, photographies, issues principalement de la collection de la Terra Foundation for American Art (liée à l’histoire de Giverny depuis plus de 30 ans), mais aussi de prêts du musée d’Orsay, de la Bibliothèque nationale de France et de la Société de Géographie, ce parcours qui se veut un aller et retour entre les États-Unis et la France à la fin du XIXe siècle, nous offre une belle et émouvante promenade dans l’art du paysage pratiqué par les artistes américains durant la période de l’impressionnisme français. Certaines œuvres revenant sur le lieu même de leur création à Giverny.
Catherine Rigollet
– Cette exposition est organisée par le musée des impressionnismes Giverny et la Terra Foundation for American Art. Elle bénéficie du généreux soutien de la Terra Foundation for American Art.
– Catalogue, sous la direction de Katherine Bourguignon, conservateur, Terra Foundation for American Art, commissaire de l’exposition. Toutes les œuvres exposées reproduites. Coédition musée des impressionnisme Giverny / RMN. Septembre 2020. 29€