1937 pourrait bien être l’année où l’art occidental est entré dans l’avant-guerre… Picasso peint « Guernica » pour le pavillon espagnol de l’Exposition universelle (officiellement Exposition internationale des arts et des techniques appliqués à la vie moderne) qui ouvre fin mai à Paris. Sur l’esplanade du Trocadéro se font face les grandiloquents, et inquiétants, pavillons de l’Allemagne nazie et de la Russie soviétique. Leur architecture néo-classique ne fait pas penser aux audaces du Bauhaus ou du constructivisme, courants novateurs nés pourtant dans ces deux pays quelques années plus tôt. Ces deux états totalitaires ne portent pas dans leur cœur la modernité artistique telle qu’elle a foisonné au début du XXe siècle. Pire même, ils la dénigrent et la combattent dans ses œuvres comme dans ses créateurs. 1937 marque justement le point culminant des violentes attaques du régime nazi contre l’art moderne qualifié de « dégénéré », une campagne continue d’agression de 1933 à 1945, jusqu’à la destruction pour certaines œuvres et jusqu’à l’assassinat pour certains artistes (notamment Elfriede Lohse-Wächtler et Otto Freundlich). Cette année-là, après un discours où il proclame une « guerre implacable de purification », Hitler inaugure à Munich la première « Grande exposition d’art allemand », selon les critères nazis, tandis que s’ouvre simultanément dans la même ville l’exposition « Entartete Kunst » (« Art dégénéré »).
Première en France consacrée à cette thématique, l’exposition du musée Picasso prend prétexte de l’exposition de l’ « Art dégénéré » de Munich (une seule des six salles lui est spécialement consacrée), qui rassembla plus de six cents œuvres d’une centaine d’artistes parmi les plus fameux des cinquante dernières années (Picasso en faisait évidemment partie), pour interroger les concepts d’ « art dégénéré », de « dégénérescence », de « race et pureté » et d’en mesurer les conséquences matérielles à travers la purge des musées allemands et le commerce des œuvres confisquées (*). Même l’« art dégénéré » peut remplir les caisses du régime nazi ! Otto Dix écrit avec ironie dans une lettre de janvier 1939 : « Mon buste de Nietzsche est évalué à 400 livres anglaises. Ce qui est intéressant dans cette histoire, c’est que j’ai offert cette sculpture en 1919 au musée municipal de Dresde, mais comme maintenant je suis « dégénéré », on la bazarde au prix fort à l’étranger. Au fond, je suis très content de tout ceci, car ici les choses ne sont plus à l’abri de la destruction. »
Si le parcours de l’exposition analyse de façon claire et méthodique, sans être pesant, la guerre menée par le régime nazi contre l’art moderne avec notamment des archives projetées sur un écran permettent de découvrir l’esthétique promue par le régime nazi : le retour à une certaine forme d’académisme, la glorification du Führer et de la « pureté » du peuple allemand, c’est aussi l’occasion d’apprécier une succession de chefs-d’œuvre. Dont certains rarement montrés en France. 57 œuvres sont exposées de 37 artistes et 32 collections différents, soit qu’ils aient été accrochés en 1937 à Munich, soit qu’ils aient été juste étiquetés « dégénérés ». On pense à Metropolis de George Grosz, à la Ferme de Hülltoft de Nolde, aux Sangliers de Marc, à Hommage aux peuples de couleur de Freundlich, au Paysage avec cheminée d’usine de Kandinsky ou encore aux sculptures sur bois de Barlach. On y croise même L’Arlésienne de Van Gogh, elle aussi « dégénérée »…
Nous, visiteurs de 2025, nous mettons dans les pas de certains visiteurs allemands de 1937 qui venaient admirer secrètement, plutôt que diffamer à l’unisson de leurs dirigeants, certaines des œuvres les plus importantes du premier tiers du XXe siècle peut-être pour la dernière fois avant leur destruction… En quatre mois, cette exposition munichoise accueillit deux millions de visiteurs avant de circuler sous différentes formes dans d’autres villes allemandes et autrichiennes les quatre années suivantes. Et nous sommes émus que ces œuvres aient traversé cette époque terrible sans dommage et que l’art moderne l’ait finalement emporté sur la « dégénérescence » nazie !
Jean-Michel Masqué