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La collection des frères Morozov. Des icônes de l’art moderne

Leur aîné et ami Sergueï Chtchoukine (1854-1936) avait déjà raflé nombre d’œuvres impressionnistes, postimpressionnistes et modernes, avec l’aide des grands galeristes parisiens, Durand-Ruel, Vollard et Kahnweiler. Se constituant une collection de 274 œuvres signées entre autres de Monet, Renoir, Cézanne, Gauguin, Matisse et Picasso (https://lagoradesarts.fr/-Icones-de-l-art-moderne-La-collect...). Les frères Mikhaïl (1870-1903) et Ivan Morozov (1871-1921), hommes d’affaires moscovites vont marcher dans ses pas. C’est Mikhaïl, passionné de peinture qui ouvre le bal, achetant souvent directement auprès des artistes. Au total, il fait l’acquisition de 44 œuvres russes et 39 œuvres françaises, dont La Mer aux saintes Marie (1888) de van Gogh, Le Champ de coquelicot (1890-91) de Monet, La Pirogue (1896) de Gauguin, Les Falaises violettes de Louis Valtat (1900), avant de décédé brutalement à l’âge de 33 ans.

Son frère cadet Ivan s’intéresse lui-aussi à la peinture. Dans sa jeunesse, il a même peint à l’huile des paysages, le dimanche. Mais oser vraiment en faire, il la connaît trop. L’acheter, oui ! Il va même poursuivre la collection Morozov jusqu’à lui conférer une ampleur exceptionnelle. Tout en continuant à diriger les usines textiles héritées de la famille, il commence sa collection d’artistes russes qui comptera Golovine, Korovine, Larionov, Sarian, Sérov ou encore Vroubel dont on ne pourra manquer l’immense tableau de Lilas en fin de parcours. Mais Ivan ne s’intéressera ni à Kandinsky, ni à Malevitch (trop modernes ?). Il se rend régulièrement à Paris pour acheter lors des salons ou auprès des marchands Durand-Ruel, Druet, Bernheim et Vollard. En 1903, l’achat de La gelée à Louveciennes (1873) de Sisley marque le début de son intérêt pour l’impressionnisme. Il poursuit avec Monet, Pissarro, Renoir. Puis Bonnard (fabuleux ensemble des immenses Quatre saisons), Denis et Matisse avec une prédilection pour ses natures mortes et les toiles marocaines dont le fameux Triptyque marocain (1912-1913) noyé dans le bleu.

C’est Chtchoukine, qui a déjà jeté son dévolu sur La Danse (1905) de Matisse, qui a amené Ivan à son atelier, il devra donc se contenter d’une Nature morte à La Danse mettant en abîme en fond de sa composition La Danse dont Chtchoukine fut le commanditaire. L’amitié n’exclut pas un peu de rivalité. Elle jouera aussi pour Gauguin, très apprécié de Chtchoukine qui a largement pris les devants, mais Ivan en possèdera onze, dont la voluptueuse femme au fruit de Où vas-tu, 1893, qui sert d’illustration au beau catalogue de l’exposition.
La découverte de Cézanne l’enthousiasme, il achète 18 toiles ! Parmi elles : Paysage, Montagne St Victoire (1896-98) – modèle absolu du peintre, les Baigneurs (1892-94), petite toile incarnant son inlassable recherche pour peindre des nus à la rivière, et le presque abstrait Paysage Bleu 1904-1906) qui deviendra son tableau préféré. Comme on le comprend ! En revanche, on s’interroge sur la pertinence de l’achat de ce sombre et malhabile Jeune Fille au piano, l’ouverture de Tannhauser ?
De Picasso, contrairement à Chtchoukine qui en possédait une cinquantaine, dont une majorité de toiles cubistes, Ivan Morozov n’en achètera que trois, Les Deux Saltimbanques (1901), l’Acrobate à la boule (1905) et de style cubiste le Portrait d’Amboise Vollard (1910). Avec plus d’audace, il choisit des fauves avec notamment ce Séchage des voiles que Derain peint à Collioure en 1905 et s’entiche de Valtat, collectionnant neuf toiles. Il ne passe pas à côté de Van Gogh, choisissant cinq toiles, dont la peu connue Ronde des prisonniers (Saint-Rémy, 1890) qui se réfère directement à l’internement du peintre à l’hospice de Saint-Rémy, après s’être tranché l’oreille. Un tableau auquel la fondation consacre une salle exclusive, en rotonde. Tel un deuxième enfermement. L’espoir de libération apparait dans la présence de deux petites colombes blanches en haut du tableau. La sculpture n’est pas absente de la collection avec des Rodin, Claudel et surtout Maillol. En 1914, Ivan Morozov possède déjà 240 œuvres d’art français et 430 œuvres d’art russe. Une collection intacte à sa mort à 49 ans, en 1921. Protégée des pillages durant la Première Guerre mondiale et la Révolution, elle a été nationalisée en 1918 puis répartie après la Seconde Guerre mondiale entre le musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, le musée des beaux-arts Pouchkine et la galerie Trétiakov à Moscou.

Après l’exposition grandiose en 2017 de la collection Chtchoukine, déjà sous le commissariat d’Anne Baldassari, la Fondation Vuitton renouvelle son partenariat russe avec le prêt de quelque 200 chefs d’œuvres de la collection Morozov, issus du Musée d’État de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, le Musée d’État des Beaux-Arts Pouchkine et la Galerie nationale Trétiakov. Un prêt exceptionnel complété d’autres tableaux d’art russe hors des collections de Mikhaïl et Ivan Morozov, dont les très expressionnistes autoportraits de Machkov et de Kontchalovski. Un prêt fabuleux par la qualité des œuvres réunies et dont on ne connaîtra pas toutes les conditions, mais lié notamment au soutien de la Fondation Vuitton dans la restauration d’œuvres modernes françaises et russes des collections du musée Pouchkine et de la Galerie Trétiakov et au mécénat conséquent de LVMH dans les trois musées abritant la collection Morozov. À moins de faire le voyage à Moscou et à Saint-Pétersbourg, c’est une chance de voir cette rare collection à Paris. Ne boudez pas votre plaisir.

Catherine Rigollet

Visuels : Paul Gauguin, Eu haere ia oe (Où vas-tu ?), Tahiti, 1893. Huile sur toile, 92,5 x 73,5 cm. Coll. Ivan Morozov, 29 avril 1908. Musée de Ermitage, Saint-Pétersbourg.
Valentin Sérov, Portrait du collectionneur de la peinture moderne russe et française Yvan Abramovitch Morozov, Moscou, 1910. Tempera sur carton, 63,5 x 77 cm. Coll. Yvan Morozov, 1910. Galerie Trétiakov, Moscou.
Konstantin Korovine, En barque, région de Moscou, 1888. Huile sur toile, 53,5 x 42,5 cm. Coll. Mikhaïl Morozov, 1903. Galerie Trétiakov.
Vincent van Gogh, La mer aux Saintes-Maries, 1888. Huile sur toile, 44,5 x 54,5 cm. Coll. Mikhaïl Morozov, 1901. Musée Pouchkine, Moscou.
Henri Matisse, Triptyque marocain, La vue de la fenêtre, Tanger, 1912-1913. Huile sur toile, 115x 80 cm. Coll. Ivan Morozov, 1913, commandé au printemps 1911. Musée Pouchkine.
Paul Cézanne, Paysage bleu, Aix en Provence, 1904-1906. Huile sur toile, 100,5 x 81 cm. Coll. Ivan Morozov. Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg.

 À cette occasion, les éditions Gallimard coéditent un imposant et très complet catalogue à la hauteur de l’évènement, sous la direction d’Anne Baldassari. Avec des documents sur l’histoire de la famille Morozov, des textes sur la constitution de la collection des frères Morozov (excellente étude d’Albert Kosténévitch, conservateur du département des collections françaises de la fin du XIXe-début du XXe siècle au musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg), la reproduction des œuvres exposées, des photographies des tableaux de la collection Morozov dans les musées russes au début du XXe siècle, des vues de l’Hôtel particulier d’Ivan Morozov, une chronologie et le catalogue général illustré des œuvres d’art occidentales, russes et autres, acquises par Mikhaïl et Ivan Morozov. Une mine d’or. Fondation Louis Vuitton-Edition Gallimard. Septembre 2021. 540 p. 49,90€.

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Infos pratiques

Du 22 septembre 2021 au 22 février 2022
PROLONGATION JUSQU’AU 3 AVRIL
Fondation Louis Vuitton
8 av. du Mahatma Gandhi, Bois de Boulogne-Paris
Lundi au vendredi, 10h-20h
Nocturne vendredi jusqu’à 22h
Week-end, 10h-21h
Tarif plein : 16€
www.fondationlouisvuitton.fr