Quelle place occupe Paul Delvaux (1897-1994) dans le surréalisme et plus largement dans l’histoire de l’art ? À l’occasion du centenaire du mouvement -et des 30 ans de la mort de l’artiste-, le musée La Boverie de Liège lui offre une grande rétrospective avec plus de 150 œuvres et objets pour apporter des réponses.
Souvent considéré comme l’un des deux représentants du surréalisme belge aux côtés de Magritte, Delvaux l’est-il vraiment, même s’il participe aux expositions surréalistes à plusieurs reprises ? « Il n’adopte pas leurs procédés d’écriture automatique, de faune et flore fantasmées comme Dalí ou de discordances entre mots et images comme Magritte (qui n’appréciait pas Delvaux). Et si l’on doit lui trouver une parenté, ce serait plutôt avec la peinture métaphysique de Giorgio De Chirico, visible dans ses architectures théâtrales ou celle à la fois réaliste et fantasque d’Ensor », écrivait déjà l’Agora des Arts lors de l’exposition que le musée d’Évian a consacré à Delvaux en 2017. Un rapprochement avec ces deux artistes, mais aussi avec Rops ou Permeke, que l’exposition met d’ailleurs en évidence en comparant certaines de leurs œuvres. Face à Magritte, les commissaires notent que « leurs démarches sont divergentes. Rien dans l’œuvre de Delvaux n’interroge les idées reçues. S’il se joue du réel ce n’est pas dans un esprit de provocation, mais pour accéder à sa réalité intérieur ». Si au début le surréalisme représenta la liberté pour Delvaux qui pouvait ainsi « transgresser la logique rationaliste », il prendra vite ses distances.
Étrange, serait plutôt l’adjectif qui nous vient en permanence en parcourant les œuvres de l’exposition. Vestales hiératiques, mélancoliques et nues errant dans des gares silencieuses et désertes ou des cités antiques endormies, squelettes situés dans des contextes ordinaires et prenant des poses humaines comme s’ils remplaçaient naturellement des êtres de chair…Delvaux semble laisser libre cours à l’expression de ses frustrations, de ses rêves, lui ce fils d’une mère castratrice, attiré par les trams qu’il voit passer depuis le balcon de la maison familiale. Qui se rêve en chef de gare dans son enfance au grand dam de ses parents et qui plus tard collectionnera les maquettes de train, lampes et lanternes de cheminot, isolateurs en porcelaine pour câbles électriques, les exposant dans son atelier à Watermael-Boitsfort. Qui s’effraie du squelette exposé à l’Athénée dans le local où avaient lieu les cours de musique, mais en dessinera toute sa vie, convoquant l’adage « nous sommes tous égaux face à la mort ». Qui idéalise la femme qui occupe une place centrale dans son panthéon, lui dont les parents jugèrent indigne son amour pour la jeune Tam en 1929, qu’il finira par épouser vingt ans plus tard, en 1952.
Fervent admirateur de la beauté féminine, Delvaux la révèlera toute sa vie, nue et sous de multiples facettes : mélancolique (Le Dernier wagon), romantique (Vénus endormie), amoureuse des femmes (Les Deux amies ; Le Rendez-vous d’Ephèse), sans pudeur et fatale (Nu sur la plage ; L’Escalier), transgressive ou initiatrice (La Visite), mais toujours dans des scènes énigmatiques, laissant le spectateur libre de pénétrer ce monde onirique et d’apparence hermétique et l’interpréter à son gré.
Cette grande rétrospective, en 13 chapitres thématiques balaie largement la production du peintre, en commençant par les débuts d’un Delvaux paysagiste qui apprécie la pratique en plein air dans l’esprit de l’École de Barbizon, s’essaie à l’expressionnisme et expérimente les techniques picturales nécessaires à la construction de son art figuratif singulier. La place du dessin, prépondérante dans l’œuvre de Delvaux est mise en évidence et une reconstitution de son atelier nous fait entrer dans l’intimité de ce peintre dont l’imaginaire et l’originalité de l’œuvre firent forte impression sur des artistes contemporains, notamment Andy Warhol qui lui rendit visite à Bruxelles en 1981 et l’immortalisa dans une série de dix portraits colorés.
Catherine Rigollet