Mark Rothko. Symphonie de couleurs

À n’en pas douter, cette rétrospective de Mark Rothko (1903-1970) constituera une révélation pour la grande majorité du public qui y découvrira notamment Rothko avant Rothko, c’est-à-dire son œuvre initiale figurative puis surréaliste dont seuls quelques amateurs éclairés et experts avaient une réelle connaissance.

En effet, on connaît surtout de Rothko sa période paradoxalement dite « classique » des années cinquante à la fin des années soixante où se superposent, sur des toiles sans cadre et sans titre (sinon un numéro et une année), des formes rectangulaires traitées en tons vifs et lumineux (jaunes, ocre, orange, rouges) mais aussi en blancs et bleus. Cette période se trouve forcément bien représentée au cœur de l’exposition.

« Je suis devenu peintre parce que je voulais élever la peinture au même degré d’intensité que la musique et la poésie », disait Rothko. Intellectuel américain nourri d’une culture européenne (Nietzsche, Mozart, Matisse entre autres influences capitales) qui a alimenté sa réflexion et ses écrits (avant qu’il n’arrête sciemment de s’exprimer sur son œuvre vers 1950), le peintre a connu une singulière évolution que cette exposition chronologique restitue au mieux. Elle profite des grands espaces de la Fondation Louis Vuitton sur quatre niveaux et de la collaboration de Suzanne Pagé, directrice artistique de la Fondation et maîtresse d’œuvre de la dernière grande exposition de Rothko en 1999 au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, et de Christophe Rothko, le fils de Mark, les deux commissaires qui ont mis quatre ans à rassembler 115 œuvres éparpillées dans de nombreuses collections publiques et privées.

Si le parcours s’ouvre sur le regard caché de Rothko derrière des lunettes noires, son seul autoportrait de 1936, il s’achève sur trois toiles aux couleurs éclatantes de ses dernières années où le sombre semblait pourtant l’avoir emporté dans le choix de ses couleurs et dans sa vie… Dans l’œuvre de Rothko, on assiste au moins à deux mouvements majeurs et simultanés : une disparition progressive de la figure humaine et de la représentation de la réalité, en passant par les mythes et légendes d’une période néo-surréaliste (que celle-ci s’exprime pendant toutes les années de la Seconde guerre et de la Shoah n’est certainement pas un hasard…), et une quête de la lumière à travers les métamorphoses successives de la forme, des formats et de la couleur (« Multiformes » de la fin des années quarante, formes rectangulaires de la période « classique », « Seagram Murals », « Blackforms » et série des « Black and Gray » des années soixante). Une quête poussée jusqu’à de rares monochromes. Quand Rothko commentait encore son travail, il disait : « Je ne m’intéresse qu’à l’expression des émotions humaines fondamentales… », ou encore « La couleur n’est pas ce qui m’intéresse. Ce que je recherche c’est la lumière. » Enfin : « Mon art n’est pas abstrait, il vit et respire. »

Il semble que, pour apprécier Rothko, il faille plutôt s’arrêter, voire s’asseoir (et les grandes salles de la Fondation le permettent) pour contempler les toiles et méditer, que de passer trop rapidement d’un tableau à l’autre. D’ailleurs, il ne faudrait voir ses œuvres qu’à une certaine distance ; Rothko lui-même exigeait une distance idéale de 45 centimètres et une lumière tamisée ! Même si l’on peut être frappé immédiatement de puissance, de lumière et d’émotion, un tableau de Rothko, et une salle de ses tableaux encore plus (celle des « Seagram Murals » par exemple), demande du temps, une certaine concentration, pour s’imprégner d’un dialogue secret pas forcément serein et apaisant, plonger ainsi au-delà de l’apparente banalité des formes et des couleurs. Il pourrait bien s’agir d’une sorte de fascination lorsqu’un tableau nous renvoie notre regard et nous perce… « À moins d’entreprendre le voyage, le spectateur passe réellement à côté de l’expérience essentielle du tableau », disait encore Rothko. Mention spéciale à la salle qui abrite la série des « Black and Gray » associés à deux bronzes de Giacometti, Grande Femme III et L’Homme qui marche I où un autre voyage attend le visiteur. Une exposition à vivre comme une expérience du mystère de l’art qui est aussi mystère de la vie.

Jean-Michel Masqué

Archives expo à Paris

Infos pratiques

Du 18 octobre 2023 ou 2 avril 2024
Fondation Louis Vuitton,
8, avenue du Mahatma Gandhi (Paris, 16e)
Lundi, mercredi et jeudi de 11h à 20h, vendredi de 11h à 21h (nocturne le 1er vendredi du mois jusqu’à 23h), samedi et dimanche de 10h à 20h.
Plein tarif : 16 €
Tél. 01 40 69 96 00
www.fondationlouisvuitton.fr


Visuels :

 Mark Rothko, Self Portrait , 1936. Huile sur toile, 81,9 x 65,4 cm. Collection de Christopher Rothko © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko - Adagp, Paris, 2023

 Mark Rothko, Slow Swirl at the Edge of the Sea , 1944. Huile sur toile, 191,1 x 215,9 cm. Museum of Modern Art, New York. Bequest of Mrs. Mark Rothko through The Mark Rothko Foundation, Inc. © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko - Adagp, Paris, 2023.

 Mark Rothko, N°10, 1957 . Huile et techniques mixtes sur toile / Oil and mixed media on canvas, 175,9 × 156,2 cm. The Menil Collection, Houston © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko – Adagp, Paris 2023

 Mark Rothko, N°9 (White and Black on Wine), 1958. Huile sur toile / Oil on canvas, 266,7 cm × 428,7 cm. Glenstone Museum, Potomac, Maryland. © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko - Adagp, Paris, 2023.

 Mark Rothko, N°14, 1960 . Huile sur toile, 290,83 cm x 268,29 cm. San Francisco Museum of Modern Art - Helen Crocker Russell Fund purchase © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko - Adagp, Paris, 2023.

 Vue d’installation de l’exposition Mark Rothko, galerie 10, niveau 2, salle « Black and Gray », Giacometti avec Grande Femme II (1960) d’Alberto Giacometti. Photo : L’Agora des Arts.