En quoi le Japonisme a-t-il imprégné l’art du XIXe en France et celui du XXIe siècle au Japon ? Confrontant œuvres impressionnistes et créations contemporaines japonaises issues du Mori Art museum de Tokyo, l’exposition retrace l’impact de la découverte de l’art japonais chez les peintres du XIXe siècle et révèle la fécondité du dialogue toujours en cours avec les artistes japonais d’aujourd’hui.
Nous sommes en 1868, les beaux-arts explosent au Japon depuis l’avènement de l’ère Meiji et le Pays du soleil levant, mettant fin à des années d’isolement, s’ouvre à l’Occident, offrant au regard des Européens un art jamais vu jusqu’alors. Notamment ces estampes de l’univers de l’ukiyo-e (images du monde flottant / du quotidien). Un art à l’esthétique radicalement différente du modèle antique enseigné depuis des siècles et qui va insuffler de la liberté dans le langage plastique des impressionnistes, puis des postimpressionnistes.
La déferlante du japonisme (mot apparu sous la plume de Burty en 1872) a commencé par une vague de collectionneurs. Claude Monet et Vincent van Gogh sont de véritables connaisseurs, mais l’enthousiasme est général et ils sont nombreux à se précipiter chez les marchands spécialisés pour acheter estampes, objets d’art, masques nō ou netsuke. Ils apprécient la vivacité des couleurs, les formes traitées en aplats, l’originalité de compositions fondées sur l’asymétrie et la juxtaposition de plans, l’immédiateté de l’instant saisi, la représentation du vide, l’hymne à la nature, mais aussi l’exotisme des femmes en kimonos et éventails, et l’érotisme des geishas. Tandis que les Parisiennes adoptent le kimono comme vêtement d’intérieur (Alfred Stevens, La Parisienne japonaise, 1872), des artistes comme James Whistler, James Tissot, Albert Marquet, Jacques-Emile Blanche, Degas, Helleu, Maurice Denis…introduisent des éléments japonais dans leurs œuvres ou s’inspirent des compositions des artistes nippons. Ainsi ce Chemin dans les arbres (1891) de Maurice Denis n’est pas sans évoquer par son aplat l’absence de modelé des paysages d’Hiroshige. Et la Baignade de Paul-Élie Ranson (surnommé le « nabi plus japonard que le nabi japonard », Bonnard étant ce « nabi japonard »), avec son élément liquide traité en aplat de couleur avec des volutes et spirales, semble tout droit sorti des Cent vues d’Edo du même Hiroshige.
Dans un va et vient permanent entre œuvres du 19e et créations contemporaines japonaises issues du Mori Art museum de Tokyo, en ciblant des thématiques comme le littoral, la ville, les femmes, la nature, l’exposition « Mondes flottants, du japonisme à l’art contemporain » retrace l’impact de la découverte de l’art japonais chez les peintres du 19e siècle et révèle la fécondité du dialogue toujours en cours avec les artistes japonais d’aujourd’hui, qui en peintures, vidéos, photographies, sculptures portent à leur tour un regard sur la période du japonisme européen. Pour exemple : Yasumasa Morimura et sa Moderne Olympia (2017-2018), renvoyant au célèbre tableau d’Édouard Manet (Olympia, 1863) mais en ayant déconstruit le modèle occidental et remplacé le corps féminin dénudé par son propre corps d’homme. Ou Lee Ufan, figure majeure du Mono-ha (« École des choses ») associant des matériaux artificiel (papier, fer) et naturel (pierre, bois), sans interférence, mais dans un rapport d’harmonie (Dialogue, 2017 et Relatum, a.70, 2019). Contribuant à créer une version orientale du mouvement minimaliste d’après-guerre en occident.
Le dialogue se poursuit avec d’autres artistes japonais contemporains qui font référence à des modernités plurielles, constituées d’emprunts aux avant-gardes occidentales et d’héritage du « monde flottant », celui des images des villes et de la société japonaise du XVIIIe siècle. L’artiste handicapée Mari Katayama et ses autoportraits glaçants saturés d’objets de son quotidien. Naoya Hatakeyama et ses photographies de vastes paysages et villes dévastés après le séisme de l’Est du Japon en 2011. Tiger Tateishi, pionnier d’un pop art japonais caractérisé par des compositions spatiales comme cette vue plongeante et vertigineuse d’une autoroute sur fond du mont Fuji et de nuit intergalactique (Fuji Hi-Way, 1992). Ou encore Yayoi Kusama, artiste traumatisée par l’environnement du Japon d’après-guerre et ses petits pois se répétant à l’infini (Dots Obsession (Infinity Mirrored Room),1998) ; œuvre qui s’affiche comme une résonance inédite avec le pointillisme de Van Gogh, artiste admiré par Kusama.
Pour mieux comprendre cette histoire d’imprégnation réciproque, on ne peut que recommander la lecture du catalogue (co-édition Les Franciscaines et In Fine, 25€). Outre le suivi détaillé du parcours de l’exposition, des textes éclairent sur la naissance du japonisme (par Marina Ferretti Bocquillon, historienne d’art), les premiers collectionneurs d’art japonais en France (Annie Madet-Vache, directrice des Franciscaines), ou encore l’art contemporain japonais (Martin Germann, curateur associé au Mori Art museum de Tokyo.
Catherine Rigollet