Le nouveau musée Albert-Kahn. Un voyage humaniste autour du monde en images et en jardins

Après six ans de travaux, le musée créé en 1986 autour de l’œuvre d’Albert-Kahn (1860-1940), a rouvert ses portes à Boulogne-Billancourt, le 2 avril 2022, entièrement transformé.

Né à Marmoutier dans une famille juive alsacienne de marchands de bestiaux, contrainte de devenir allemande après l’annexion, Albert Kahn est venu seul s’installer à Paris, à l’âge de 16 ans. Un personnage très attachant et souvent bien moins connu que son œuvre. Self-made man devenu banquier avisé et instinctif, grand voyageur, philanthrope, pacifiste et humaniste qui rêvait de détruire l’intolérance raciale et religieuse, célibataire endurci et excentrique, mélomane, amoureux de la nature, mondain secret qui fuyait l’objectif photographique...et généreux, qui consacra sa fortune gagnée en pariant sur le succès des actions de la compagnie sud-africaine de diamant De Beers, à un grand projet humaniste : changer le monde en développant la coopération internationale et en favorisant la compréhension entre les peuples.

Les Archives de la Planète

Pour cela, il parcourt le monde et finance une équipe d’opérateurs formés à la prise de vue photographique et cinématographique pour constituer des « Archives de la Planète » dirigées scientifiquement par le géographe Jean Brunhes. Leur but : établir un portrait de l’humanité en ce début de XXe siècle en pleine mue économique, géographique et historique pour témoigner et fixer grâce aux images, « des aspects, des pratiques et des modes de l’activité humaine dont la disparition fatale n’est qu’une question de temps » écrit-il. Dans le même temps, il crée plusieurs œuvres philanthropiques, comme les « bourses autour du monde » finançant les voyages de jeunes chercheurs afin qu’ils s’ouvrent à l’international par l’expérience. De cette grande utopie brisée par la crise économique de 1929 qui précipita la faillite du banquier, il reste une exceptionnelle collection de 72 000 autochromes (photographies sur plaques de verre sur lesquelles sont disposés des millions de grains de fécule de pomme de terre teintés en trois couleurs (à savoir rouge-orangé, vert et bleu-violet), plus de 100 heures de film noir et blanc et 4000 plaques stéréoscopiques, issus de 50 pays visités entre 1909 et 1931, dont le Japon où le coup de foudre fut immédiat et donnera à Kahn l’envie de créer un jardin japonais à Paris.

Un paradis végétal

Passionné d’horticulture, il fait venir des essences des quatre coins de la planète pour faire dialoguer les cultures dans ses deux jardins. Celui de sa propriété de treize hectares du Cap-Martin sur la Côte d’Azur, auquel il donne un aspect plutôt exotique. Et dans le vaste parc entourant sa propriété de Boulogne. Là, sur quatre hectares, il crée plusieurs espaces paysagers avec l’aide de son chef jardinier Louis Picart : un jardin japonais avec son ruisseau de pierres plates savamment agencées et son petit pont en bois rouge (comme celui de Monet à Giverny) ; un verger-roseraie avec une grande serre-jardin d’hiver ; une vaste pelouse fleurie à l’anglaise et son cottage ; des étangs et un marais et même une forêt vosgienne, faisant venir des pins et des rochers depuis la région de son enfance. Un paradis végétal orné d’objets sculptés où il accueille Auguste Rodin, Anatole France, Raymond Poincaré, Anna de Noailles. Pendant longtemps, le musée Albert-Kahn sera surtout célèbre pour son jardin.

Pieusement et régulièrement entretenu, il a bénéficié d’importantes rénovations avant sa réouverture au public le 2 avril 2022. Plusieurs bâtiments patrimoniaux disséminés dans les jardins ont aussi changé d’affectation. La Salle des plaques, lieu de conservation originel des plaques autochromes des Archives de la Planète est désormais dédié à la création contemporaine. Ancienne salle de projection d’Albert Kahn, la Fabrique des images à l’extrémité du verger dévoile les secrets de fabrication de l’autochrome et de la vue stéréoscopique. La grange vosgienne, accessible au public, est devenue un lieu de documentation sur l’histoire du jardin ; un herbier photographique y souligne la spécificité des végétaux composant les scènes paysagères.

Un musée dehors…et dedans

Habillé de lattes de bois et d’aluminium et suggérant, vu de la rue, un immense origami, le nouveau bâtiment principal est signé par l’architecte japonais Kengo Kuma en hommage à la passion d’Albert Kahn pour le Japon. Une fois passé la faille étroite (et un peu écrasante par son mur en dévers) servant de séparation entre l’animation de la rue et la sérénité du musée, on pénètre dans un vaste espace vitré ouvrant sur le jardin par une coursive abritée de la pluie. Un couloir extérieur ou engawa qui longe la maison japonaise traditionnelle, transition entre le dehors et le dedans, et protection contre la pluie. Et tout le long du bâtiment, on retrouve le rideau de bois et d’aluminium rythmant la façade et la protégeant de l’excès de soleil, tel le sudare japonais. Le rez-de-chaussée accueille les collections, entièrement repensées dans une présentation interactive assez clair et didactique, agrémentée d’un immense mur constitué de 2 500 autochromes rétroéclairées. Le premier étage est consacré aux expositions temporaires, conçues comme une exploration thématique des collections.

Autour du monde. La traversée des images d’Albert Kahn à Curiosity

Coup d’envoi des expositions temporaires avec une exploration des représentations du voyage à travers la photographie et le film depuis le début du XXe siècle. Un parcours en images, documents, récits de voyageurs-écrivains (comme Nicolas Bouvier 1929-1998) et nombreux extraits de films, commençant bien évidemment avec Albert Kahn et son fidèle chauffeur-mécanicien-photographe-cinéaste Albert Dutertre parcourant la France, les États-Unis, l’Asie, en 1908-1909. Dans leur sillage, on assiste au développement des guides touristiques et des circuits organisés mais aussi aux road-trips individuels de photographes tel le Français Bernard Plossu ou l’Australien Max Pam. Les dernières séquences s’intéressent aux transformations du voyage liées à l’accélération des moyens de communication, et à la prolifération des images qui en résulte. Albert Kahn partait un mois en Chine pour nous ramener des autochromes de la grande muraille, le robot Curiosity nous renvoie en quelques minutes des photos de Mars.

Catherine Rigollet

Archives expo à Paris

Visuels de l'artiste
Infos pratiques

Musée départemental Albert-Kahn
2 rue du port, Boulogne-Billancourt
Du mardi au dimanche, 11h-19h
Jusqu’à 18h d’octobre à mars
Tarifs : 8€/5€
Billet unique, parcours permanent, exposition, jardin.
https://albert-kahn.hauts-de-seine.fr/


Exposition temporaire « Autour du monde. La traversée des images d’Albert Kahn à Curiosity ». Du 2 avril au 13 novembre 2022.


À lire : Musée départemental Albert Kahn. Luce Lebart. Hors-série Gallimard, 14,50 €.


Visuels : Albert Kahn (1860-1940) au balcon de sa banque, 102 rue de Richelieu à Paris (détail). 1914. Crédits : Georges Chevalier / CD92/ Albert Kahn ; musée et jardin départementaux.
La façade côté jardin et son « Engawa » en bois, un espace intermédiaire permettant de relier extérieur et intérieur.
Vue du jardin japonais. Photo l’Agora des Arts.
Parcours permanent (mur d’autochromes). Et vue salle d’exposition. Photo l’Agora des Arts.
Stéphane Passet, Officiant au temple jaïn Hathi Singh, Ahmadabad, Indes. Collection Archives de la Planète.
Stéphane Passet, Chuyighutong (ruelle Chuying) où sont regroupés les bijoutiers. Chine, 1912. Collection Archives de la Planète.