Paris, 1950, les beaux jours sont revenus, devant l’Hôtel de Ville, un couple s’embrasse tout en marchant au milieu des passants. Réalisé en noir et blanc avec son Rolleiflex par Robert Doisneau (1912-1994) dans le cadre d’un photoreportage pour le magazine Life sur l’amour à Paris au printemps, Le Baiser de l’Hôtel de Ville, pour lequel le photographe fait poser un couple de jeunes comédiens du cours Simon, deviendra iconique. Avant d’en arriver là, Doisneau a débuté avant-guerre sa carrière comme opérateur d’André Vigneau graveur lithographe et photographe parisien, puis comme photographe industriel aux usines Renault à Boulogne-Billancourt, y développant dans le même temps sa conscience politique face aux difficultés de vie des travailleurs. Membre de l’agence Rapho à partir de 1946, il travaille le plus essentiellement sur commande, pour des prises de vues industrielles, des publicités, des couvertures de livres ou des photoreportages pour des magazines, comme sur la mode pour Vogue ou sur les mineurs de Lens pour J. le jeune combattant. Né à Gentilly, dans un milieu plutôt bourgeois, Doisneau s’émeut de la dureté de ce métier, qu’il montre avec empathie, tout comme il témoigne des mutilations consécutives au manque de mesures de sécurité dans la sidérurgie. On sent sa même émotion face aux habitants des bidonvilles qui survivent au pied des nouvelles barres d’immeubles construites après-guerre. Quarante ans plus tard, dans le cadre d’une mission photographique lancée par la DATAR, ayant pour vocation de confier à 28 photographes l’état des lieux de la France des années 1980, il photographiera ces mêmes banlieues, en couleurs, mais avec toujours cette implacable lucidité.
Sa vie de photographe trouve de nouveaux points d’ancrage auprès des artistes et des écrivains, choisissant avant de capturer leur portrait : le décor, le lieu, l’œuvre ou les objets qui les racontent au mieux, dévoilant un peu de leur caractère. Tel Picasso en marinière avec des petits pains posés sur la table comme des mains. Niki de saint Phalle au milieu de ses Nanas. Giacometti vu en plongée aussi longiligne que ses sculptures. César avec un masque de soudeur. Tati avec son vélo en pièces détachées. Jacques Prévert clop au bec devant un verre de vin. Simone de Beauvoir aux Deux Magots. Colette et sa collection de sulfures…
Doisneau s’intéresse aussi à la place de l’œuvre d’art dans nos vies citadines. Il s’en amuse parfois, comme au Louvre, en 1945, lorsqu’il photographie des visiteurs regardant la Joconde dans une série de portraits assez cocasses.
Avec le même humour, il immortalise en 1964 la pose de statues d’Aristide Maillol dans les jardins du Carrousel. Et quand il reste dans son atelier, il s’adonne à des « bricolages photographiques ». Des collages, déformations ou montages, comme cette Maison des locataires, la photographie d’une façade d’immeuble du faubourg parisien qui laisse apparaître douze intérieurs d’appartements confectionnés avec des clichés de 1945 à 1960, de la concierge au rez-de-chaussée à l’ouvrier célibataire sous les combles, en passant par les bourgeois du premier.
Dès qu’il a du temps, Doisneau photographie pour lui et en toute liberté, étoffant photo après photo une exceptionnelle collection qui totalise 450 000 négatifs. Les plus émouvantes sont ses images d’enfants dans la rue ou à l’école, un thème qu’il revisitera durant des dizaines d’années. On se souviendra longtemps de ces pauvres gamins glanant du charbon sur les quais du canal Saint-Denis gelé durant l’hiver 1945, ou plus joyeux, de ceux s’amusant dans une carcasse de voiture ou grimpant à un réverbère. Et puis il y a le hasard des rencontres, donnant lieu à des clichés uniques : des accordéonistes et des danseurs, un homme sous la pluie protégeant son violoncelle avec un parapluie…Tout ce merveilleux du quotidien dans la rue auquel un passant n’aurait sans doute pas prêté attention et que Doisneau sait voir. Un monde modeste souvent, mais réel, saisi par le regard amusé, poète et solidaire d’un homme « qui respirait l’humanité » disait de lui son ami Prévert.
Non chronologique, le parcours de la rétrospective que le musée Maillol consacre à Robert Doisneau, la plus grande depuis 20 ans, réunit quelque 400 photographies qui couvre sa carrière et les thématiques explorées en commençant par l’enfance, puis les artistes et écrivains, la publicité, les bistrots, les banlieues, les usines, etc. Conçue en collaboration avec Annette Doisneau et Francine Deroudille, les deux filles de Doisneau, gardiennes du temple, cette grande et captivante exposition constitue un témoignage unique sur une époque qui va des années 30 aux années 80. Un « faux témoignage », disait Doisneau, conscient que la photographie est l’art de l’illusion, tant il est vrai qu’on ne voit jamais l’envers du décor ni les à-côtés. Mais la philosophie d’un photographe privilégiant le fond sur la forme et témoignant d’une vision optimiste de l’homme. Un photographe humaniste qui, à l’instar d’Henri Cartier-Bresson, Izis, Boubat, Brassaï, Willy Ronis ou Sabine Weiss dont les photographies portent sur les mêmes thématiques, a contribué à la construction d’une imagerie nationale dans laquelle plusieurs générations peuvent se reconnaître.
Catherine Rigollet