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L’école du regard. Caravage et les peintres caravagesques dans la collection Roberto Longhi

Comme le souligne d’emblée Emmanuelle Delapierre, directrice et conservatrice en chef du musée des Beaux-Arts de Caen, « L’école du regard n’est pas une exposition sur le Caravage et vous ne verrez qu’un seul tableau du Caravage dans le parcours ». C’est une histoire de passion pour le Caravage. Celle d’un historien d’art et collectionneur, Roberto Longhi (1890- 1970), qui a consacré sa vie au maitre lombard, depuis sa thèse, soutenue en 1911 à l’Université de Turin à l’âge de 21 ans, jusqu’à la monographie publiée en 1952 à la suite de la grande exposition Mostra del Caravaggio e dei Caravaggeschi organisée à Milan en 1951.
Rappelons qu’à l’époque, Caravage était « l’un des moins connus de l’art italien ». Longhi est le premier à révéler le style direct et naturaliste de Michelangelo Merisi (Milan, 1571 – Porto Ercole, 1610), l’attention particulière qu’il porte aux activités de la vie de tous les jours (au XVIe siècle, les artistes commencent à s’intéresser à des sujets qui ne sont pas seulement religieux ou historiques), son univers poétique, le rôle fondamental joué par la lumière dans ses tableaux et la portée révolutionnaire de son art qui sera adopté et divulgué par nombre de peintres italiens et étrangers. Pour Longhi, Caravage est le premier peintre de l’époque moderne.

Dessiner pour mieux voir

Fait rare, Longhi l’historien d’art est aussi un dessinateur-copieur. Non par ambition artistique, d’ailleurs Longhi ne montre pas ses dessins qui témoignent pourtant de son habileté et de son acuité visuelle, mais pour exercer son regard, comprendre les techniques, mieux évaluer l’organisation spatiale et lumineuse des peintures, mieux les comprendre. Il a dessiné (pierre noire, sanguine, lavis d’encre) près de deux cent-cinquante œuvres de Caravage et de ses suiveurs ; Longhi préférant parler de « cercle » plutôt que d’école autour du maître du clair-obscur. Le grand intérêt de cette exposition à Caen est de présenter une sélection d’une vingtaine de dessins de Longhi. Notamment : La mort de la vierge d’après le tableau de Caravage au musée du Louvre, Saint Jérôme d’après le tableau de Caravage au monastère de Montserrat, et bien entendu le dessin au fusain du Garçon mordu par un lézard (vers 1596-1597), seul tableau du Caravage accroché dans l’exposition. Longhi y a bien perçu le judicieux clair-obscur renforçant la vivacité du mouvement de l’épaule, le geste de surprise du jeune garçon mordu, la bouche ouverte d’où semble jaillir un cri. Longhi toutefois ne s’est pas attaqué au vase et à son subtil reflet révélant l’atelier du peintre. La barre était trop haute pour le dessinateur néophyte. Acheté en 1928 par Longhi, Garçon mordu par un lézard, exécuté au début du séjour romain de l’artiste, existe en deux exemplaires ; l’autre étant conservé à la National Gallery de Londres. Deux versions autographes : une rareté chez Caravage qui ne répétait pas ses toiles.

La « raccolta » de Longhi

Parallèlement à ses recherches d’historien de l’art, Roberto Longhi cultive un esprit de découverte et d’avant-garde. Grâce à son œil exceptionnel, il a réuni à partir des années 1920 une collection d’œuvres d’art de maîtres, de toutes les périodes artistiques. Soit 250 pièces allant des primitifs aux plus grands artistes italiens modernes, dont Morandi et Carrà. Des œuvres qu’il a léguées à la « Fondazioni di Studi de Storia dell’Arte Roberto Longhi » dont le siège est à Florence. Le cœur de cette collection, sa « raccolta [son recueil] selon le terme préféré par Longhi, est bien évidemment constitué des œuvres du Caravage et de ses suiveurs, italiens (les plus nombreux), espagnols, français et nordiques. Une quarantaine est présentée à Caen, soit presque toute la collection des caravagesques de Longhi.

Le cercle de Caravage

Autour du tableau de Caravage, le parcours de l’exposition regroupe trente-deux artistes, italiens pour la plupart, en commençant par ceux qui ont joué un rôle important dans la formation culturelle de Caravage, suivis de ceux qui se sont confrontés à sa révolution picturale. Parmi eux, Lorenzo Lotto (Venise, 1480 environ - Lorette,1556/57) et ses ombres si efficaces qui préfigurent Caravage. Une petite miniature capte le regard, celui de Saint Jean l’Évangéliste (vers 1545), nez en l’air, les mains curieusement jointes et retournées dans une pose maniériste qui préfigure aussi El Greco. Bartolomeo Passarotti (Bologne, 1529-1592) se démarque par ses scènes de genre comiques qui combinent grotesques et allusions aux accents moralisateurs, telles ces Marchandes de poules, vers 1580. Carlo Saraceni (Venise, 1578/1582-1620) s’empare du sujet biblique de Judith avec la tête d’Holopherne maintes fois traité dans l’histoire de l’art, en retenant la leçon caravagesque et en lui ajoutant une atmosphère originale et crue avec cette servante au regard inquiet, tenant entre ses dents un pan du sac dans lequel Judith dépose la tête coupée d’Holopherne. De Jusepe de Ribera (Jativa, 1591 – Naples, 1652), on ne peut manquer trois grands portraits d’apôtres réalisés durant la période romaine de l’artiste. D’abord attribués au Maître du Jugement de Salomon, mais pressentant qu’il s’agissait de tableaux de Ribera, Longhi les a acquis en 1921. Bien vu. Il y a une quinzaine d’années, leur paternité s’est trouvée confirmée de façon définitive. Notre coup de cœur va au fascinant Saint Barthélémy. Représenté avec la dépouille de sa propre peau parce qu’il fut écorché vif, et tenant en main le grand couteau qui servit à son supplice, son crâne chauve de moine tibétain glabre contraste avec sa propre tête émergeant des plis de la peau.

Deux rares paysages tranchent dans le parcours plutôt dominé par des portraits : le Bivouac nocturne au clair de lune de Filippo di Liagno (Rome, 1589-1629) et la Tour de Saint-Vincent à Naples de Viviano Codazzi (Bergame vers 1604 - Rome, 1670) ; un tableau acheté sur le marché des antiquaires à Rome par Longhi et qu’il décrit avec sa prodigieuse acuité et sa verve, insistant sur « la lumière qui embrase la tour et glisse sur le mur ». Chez Valentin de Boulogne (Coulommiers, 1591 – Rome, 1632), Longhi a été séduit par son monumental tableau relatant le Reniement de saint Pierre. Montré du doigt et rejeté, saint Pierre semble vouloir s’échapper du cadre tandis qu’une intense partie de dés anime une grande moitié de la toile ; la pénombre enveloppant la scène accroissant sa dramaturgie. On terminera avec le sublime Suzanne et les vieillards de Mattia Preti (Taverna, 1613 – La Vallette, 1699), l’un des tableaux les plus érotiques sur ce sujet, l’un des plus glaçants aussi par la carnation grise et froide de la jeune femme, comme un futur cadavre exquis.

Catherine Rigollet

Archives expo en France

Visuels de l'artiste
Infos pratiques

Du 29 mai au 17 octobre 2021
Musée des beaux-arts - Caen 14000
Au cœur du parc du château
Du mardi au vendredi : 9h30-12h30 et 13h30-18h
Samedi et dimanche : 11h – 18h
Tarif plein : 5,50€ (Collections permanentes + expositions)
Le musée est gratuit pour les moins de 26 ans
et pour tous les 1ers week-ends du mois.
Tél. 02 31 30 47 70
www.mba.caen.fr


Visuels : Caravage, Garçon mordu par un lézard, vers 1597, huile sur toile, 65,8 x 52,3 cm. Bartolomeo Passarotti, Marchandes de volailles, vers 1580, huile sur toile, 114 x 152,5 cm. Jusepe de Ribera, Saint Barthélemy, vers 1612. Huile sur toile, 126 x 97 cm.
Carlo Saraceni, Judith avec la tête d’Holopherne, vers 1618. Huile sur toile, 95,8 x 77,3 cm. Fondazione di Studi di Storia dell’Arte Roberto Longhi.