Russell, Georgia - Plasticienne

Avec une précision quasi chirurgicale, patiemment, Georgia Russell fend ses papiers ou ses toiles en bandes verticales graciles, ouvrant sans violence la surface à la lumière, la faisant vibrer à l’air.
Cela fait maintenant plus d’une vingtaine d’années que cette brune écossaise au sourire lumineux (née en 1974 à Elgin, vit en France), diplômée du Royal College of Art londonien avec un master en techniques d’impression artistiques, a troqué le crayon pour le scalpel que son père architecte utilisait pour fabriquer des maquettes, le transformant en « crayon ». « Le découpage est une forme de liberté d’expression. Pour moi, c’est du dessin, mais avec un scalpel ». Entre ses doigts, disparaissent et renaissent métamorphosés : partitions, journaux, photographies et surtout livres de sciences, philosophie, sociologie, littérature (de Proust à Simone de Beauvoir), chinés chez les brocanteurs. Sa façon à elle d’apprendre le français, tout en transformant ces sources de connaissances et de mémoires en d’étranges masques ethniques, coiffes archaïques ou sculptures totémiques chargés de la symbolique et des messages renfermés. Pour mieux conserver ces fragiles objets et leurs savoirs, elle les a mis sous cloche de verre ou boite en plexiglas, avant de s’attaquer à de grandes toiles, libérées de tout enfermement.

Depuis, avec le même geste d’une précision chirurgicale des milliers de fois répété, avec la finesse de tracé que lui offre la souplesse du scalpel, Georgia Russell fend la matière de longues coupures, toujours verticalement. Le sens du vivant et de l’écriture. Changeant toutes les cinq minutes de lame pour ne rien perdre en performance, elle libère la surface, la restructurant de vides et de pleins, apportant selon ses vœux de « l’esthétique visuelle à l’œuvre » grâce à une superposition de deux ou trois couches ajourées, positionnées ensuite verticalement ou horizontalement, jouant ainsi sur l’esthétique du rythme et du mouvement. Un art tout à la fois musical et optique.

ET PUIS EST VENUE LA COULEUR

Depuis 2015, Georgia Russell a entamé une nouvelle aventure artistique en ajoutant la couleur pour varier les effets. Un long processus de coupes, de colorations successives des lanières et de superposition de deux ou trois toiles jusqu’à faire palpiter l’ensemble. « La couleur est une matière vivante qui, comme l’eau ou le vent, possède sa propre vie ». Sont nés des monochromes gris, offrant un aspect fibreux comme des Altocumulus lenticulatis, ces fins nuages d’altitude. Des dégradés de bleu ondoyants comme la surface de la mer effleurée par un souffle d’air. Des verts vibrants comme de hautes herbes dans la brise, transformant la toile en tissage végétal. Plus récemment, l’artiste s’est attaquée à une nouvelle matière, l’organza, un voile synthétique fluide comme la soie et dont les irisations diaphanes blanches, jaunes, bleues ou roses, jouent avec la lumière à l’infini. Si la référence à la nature -et à l’artificiel- est de plus en plus présente dans l’œuvre de cette artiste qui y puise l’inspiration, c’est aussi un geste d’alarme sur sa lente destruction par la pollution, « Que reste-t-il de naturel dans la nature ? », s’interroge-t-elle.

CELLS OF LIGHT (CELLULES DE LUMIÈRE)

Pour sa cinquième exposition à la Galerie Karsten Greve à Paris, elle dévoile de nouvelles œuvres lumineuses où la couleur crée une illusion de miroitements d’eau ou de feuilles, de kaléidoscope ou de vitrail. Le poète Graeme Bezanson a composé pour cette occasion un superbe et long texte en prose « Cells of light » (2022). Cell, c’est la cellule organique, le tissu vivant, la vie. C’est l’alvéole de la ruche. Mais c’est aussi le celluloïd, cette toute première matière plastique apparue en 1856. C’est la cellule du moine, le confinement d’un prisonnier. C’est encore le téléphone cellulaire qui nous relie aux autres et nous lie aussi, jusqu’à sonner dans notre poche en forêt, au milieu des euphorbes et des asphodèles, mais aussi « des cannettes de bière et cartouches de fusil luisant dans les creux à côté des ronces », écrit Graeme Bezanson. Un joli dialogue entre art et mots où la nature s’invite pour nous dire qu’il faut l’aider à résister pour qu’on puisse continuer à y vivre.

Catherine Rigollet (septembre 2022)