Suzanne Valadon. Peindre, pour la joie de peindre

À la marge des courants dominants de son époque – le cubisme et l’art abstrait-, Suzanne Valadon (1865-1938) a peint le réel, représentant notamment les corps féminins et masculins avec puissance et expressivité. Un art à l’opposé de la peinture féminine, telle qu’on la concevait alors. Mais Suzanne Valadon ne cherchait pas à séduire, elle peignait.

Enfant des rues, acrobate de cirque jusqu’à une mauvaise chute, Suzanne Valadon n’était guère promise à une carrière d’artiste. Devenue modèle à l’âge de 14 ans sous le nom de Maria, c’est en observant à l’œuvre les artistes pour qui elle posait que Suzanne (née Marie-Clémentine Valadon, le 23 septembre 1865 à Bessines-sur-Gartempe, en Haute-Vienne) s’est formée. Elle commence par dessiner ses proches : sa mère couturière et blanchisseuse avec laquelle elle est montée à Paris vers 1866, les femmes de son entourage, puis son fils Utrillo (né en 1883), qu’elle initiera à la peinture pour tenter de le détourner de l’alcool et canaliser ses accès de violence et de démence. Elle se dessine aussi, signant son dernier autoportrait à l’âge de 66 ans, d’un trait bien appuyé et sans concession. C’est toujours ainsi qu’elle a fait des portraits. Avec âpreté, dureté même, n’omettant aucune rides, raideur du corps ou regard vide de l’un ou de l’autre. « J’ai dessiné follement pour que quand je n’aurais plus d’yeux j’en ai au bout des doigts », déclarait l’artiste dans son texte-manifeste Suzanne Valadon ou L’Absolu.

Se former en observant

C’est encouragée par Degas, impressionné par son talent, qu’elle ose un jour poser le crayon pour se lancer dans la peinture, avec la même expressivité, cernant les corps d’un trait noir, affirmant les aplats, d’abord avec des tons sourds puis en exacerbant sa touche avec des couleurs fauves. Certains portraits sont des prétextes à une véritable profusion décorative, comme dans Portrait de Mauricia Coquiot (1915) et La Chambre bleue (1923) qui évoquent la libération de la couleur et les fonds ornementaux de Matisse.
Suzanne Valadon ne cherche pas à séduire, elle peint. « Que le succès vienne ou ne vienne pas, peu importe : peindre pour la joie de peindre suffit ».
Et tant pis si Henner trouve sa peinture « mauvaise » (selon un témoignage posthume). Et tant pis si Puvis de Chavanne lui a aimablement balancé : « tu es un modèle, pas une artiste ! ». La reconnaissance viendra. Elle sera régulièrement montrée à la galerie Berthe Weill qui compte, avec la galerie Bernheim-Jeune, parmi ses plus fidèles alliés.

L’audacieuse du nu masculin

Après avoir posé nue pour Henner, Puvis de Chavannes, Renoir ou Toulouse-Lautrec (qui fut l’un de ses amants et lui donnera son prénom de Suzanne en référence au thème biblique maintes fois illustré de « Suzanne et les Vieillards »), c’est désormais à son tour de peindre avec audace des nus, féminins (baigneuses ou à la toilette), mais aussi masculins. Un thème longtemps réservé aux hommes. En 1909, Suzanne Valadon représente même André Utter, son second époux, de vingt-et-un ans son cadet, nu, de face, le sexe apparent. C’est probablement la première artiste femme à peindre un nu masculin sans feuille de vigne.
Dans son atelier-appartement montmartrois du 12 rue Corton, où elle vit avec son fils Utrillo et Utter, un trio infernal d’artistes qui s’invectivent joyeusement comme l’a racontée l’exposition présentée au musée de Montmartre en 2016, Suzanne Valadon va passer les années les plus productives de sa vie, portée par une émulation faite d’admirations réciproques et de rivalités.

Présentée au Centre Pompidou-Metz, en 2023, puis au Musée des Beaux-arts de Nantes et au Museu Nacional d’Art de Catalunya en 2024, cette monographie Valadon réunit un très grand nombre de dessins et peintures de portraits et de nus (d’une inégale qualité), complété de quelques paysages et natures mortes (sur lesquels on ne s’attardera pas). Au total un parcours de 200 œuvres agrémenté d’archives et d’œuvres de peintres qui lui furent très proches (Henner, Puvis de Chavannes, Renoir, Toulouse-Lautrec) et d’une poignée de contemporaines aux préoccupations picturales proches des siennes, comme Alice Bailly célébrant les corps nus des Tireurs à l’arc (1911), ou encore Jeanne Poupelet et Emilie Charmy. Des œuvres issues principalement des collections du Centre Pompidou, mais aussi du musée d’Orsay et de l’Orangerie, et de prêts du Metropolitan Museum of Modern Art de New York, de la Fondation de l’Hermitage et de collections privées.

Suzanne Valadon a su imposer sa peinture et sa personnalité, non seulement au sein du trio qu’elle formait avec Utrillo et Utter, dans lequel on a trop souvent tendance à l’enfermer, mais aussi dans le monde artistique du XIXe siècle qui faisait peu de place aux femmes artistes et qui avait la dent dure. Cet hommage que lui rend cette exposition est donc bienvenu, mais il aurait été plus flatteur pour Valadon (qui comme tout artiste n’a pas créé que des chefs d’œuvre) avec une sélection beaucoup plus exigeante et resserrée des œuvres.

Catherine Rigollet

Archives expo à Paris

Infos pratiques

Du 15 janvier au 26 mai 2025
Centre Pompidou
Galerie 2, niveau 6
Tous les jours, sauf mardi, 11h-21h
Nocturne le jeudi jusqu’à 23h
Tarifs : 17€/14€
Tél. 01 44 78 12 33
www.centrepompidou.fr


Visuels :

 Suzanne Valadon, Le Bain, 1908. Fusain et pastel sur papier, 60×49cm
Paris, Centre national des arts plastiques, Achat à l’artiste en 1916
En dépôt au musée de Grenoble. Photo © Ville de Grenoble / Musée de Grenoble-J.L. Lacroix

 Suzanne Valadon, Portraits de famille, 1912. Huile sur toile, 97 × 73 cm
Don aux Musées nationaux de M. Cahen-Salvador en souvenir de Mme Fontenelle-Pomaret, 1976. Paris, musée d’Orsay, en dépôt au Centre Pompidou -
Musée national d’art moderne. Photo © GrandPalaisRmn (musée d’Orsay) / Christian Jean / Jean Popovitch.

 Suzanne Valadon, La Petite Fille au miroir, 1909. Huile sur toile, 104,3 × 74,5 cm. Collection d’Emelia Wilson, MA History of Art, Courtauld Institute of Art
Photo © Christie’s Images / Bridgeman Images.

 Suzanne Valadon, Le lancement du filet, 1914. Huile sur toile. Centre Pompidou. Photo L’Agora des Arts.

 Suzanne Valadon, L’Acrobate ou La Roue, 1916. Huile sur toile, Weisman & Michel Collection. Photo L’Agora des Arts.

 Suzanne Valadon, Utrillo devant son chevalet, 1919. Huile sur carton. Musée d’Art moderne, Paris. Legs du docteur Maurice Gorardin, 1953. Photo l’Agora des Arts.

 Suzanne Valadon, Autoportrait aux seins nus, 1931. Huile sur toile, 46 × 38 cm
Collection particulière, Suisse - Photo © Akg-images.

 Suzanne Valadon, La Boîte à violon, 1923, Huile sur toile, 81 × 100 cm
Achat, 1937 Paris, musée d’art moderne de Paris. Crédit Photo : CCØ Paris Musées / Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris.

 Anonyme, Suzanne Valadon entourée de deux chiens (L’Arbi et La Misse ?), devant son tableau Marie Coca et sa fille Gilberte (1913), vers 1930. Tirage photographique, 23,9 x 15,9 cm, LEMAS 8, n°755, Fond Le Masle. Paris, Centre Pompidou, bibliothèque Kandinsky. Crédit Photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI/Philippe Migeat/ Dist. GrandPalaisRmn.