Combien de voyageurs pénétrant dans les salons du restaurant le Train bleu à la gare de Lyon à Paris sont-ils attentifs aux peintures qui le décorent ? Évoquant les villes et provinces traversées par l’ancienne compagnie ferroviaire Paris-Lyon-Méditerranée elles constituent un véritable panorama de la peinture académique des années 1900. Artiste-phare et prolifique de la III° République, Albert Maignan (1845-1908) y est en bonne place, missionné pour illustrer la Bourgogne avec une scène de vendanges et Orange avec une vue du théâtre antique en plein spectacle des Chorégies dans laquelle il a glissé astucieusement quelques personnalités de l’époque (Sarah Bernhardt, Edmond Rostand, le président de la République Émile Loubet…). C’est la peinture la plus emblématique du restaurant. À la même époque, Maignan participe aussi au décor du foyer de l’Opéra-comique à Paris, imaginant une ronde des notes au plafond. Des décors monumentaux d’un virtuose de la Belle Époque qu’on avait un peu oublié jusqu’à ce qu’une exposition en 2015 à la Fondation Taylor à Paris le remette en scène en présentant, en public, la restauration de son tableau le plus mythique, Les Voix du tocsin (1888). Une immense et surprenante composition (5,5m sur 4,5m) représentant un groupe d’hommes et de femmes nus et hurlants, tirant violemment sur la corde d’une énorme cloche pour alerter d’un danger imminent. Allusion à la défaite de la France durant la guerre de 1870.
Ayant retrouvé sa place dans le grand salon du musée de Picardie à Amiens (où elle fut déposée par l’État en 1892), la toile est le morceau de choix d’une rétrospective exceptionnelle qui présente 395 œuvres issues principalement du fonds du musée amiénois, mais aussi de prêts venus de toute la France, dont 66 restaurées pour l’occasion, et 75 dessins. Par son ampleur, elle permet de découvrir le processus créatif de ce natif de Beaumont-sur-Sarthe, fils de notaire, ayant délaissé le droit pour sa passion du dessin et des paysages. Car outre ses grands décors symboliques et ses peintures d’histoire, Maignan a produit un grand nombre d’œuvres intimes, notamment des dessins d’une extrême finesse et des petites esquisses paysagères conservés dans son fonds d’atelier légué au musée de Picardie à Amiens, en remerciement de l’accueil chaleureux qu’y avait reçu Les Voix du tocsin.
Le parcours conçu par Véronique Alemany ouvre sur ses œuvres de jeunesse : vues dessinées du vieux Paris, pastiches de scènes de genre des maitres flamands du XVIIe siècle, copies de maitres exécutées au Louvre et paysages. Mais c’est comme peintre d’histoire que Maignan gagne ses galons -et ses médailles- au Salon, la plus importante exposition d’art contemporain à l’époque. Comme en 1874 avec son Départ de la flotte normande pour la conquête de l’Angleterre. Ou en 1885 avec la mort pathétique du déchu Guillaume le Conquérant ; un tableau d’une grande puissance émotionnelle. Les années suivantes voient l’exécution, avec une technique de plus en plus assurée, d’une succession de tableaux de grands formats aux sujets historiques, religieux ou littéraires. Ainsi, à la suite de l’incendie du Bazar de la Charité, le 4 mai 1897, au cours duquel périssent plus de 125 personnes, dont 118 femmes, Maignan sollicité décore dans la tradition italienne deux vitraux et une coupole de 90 mètres carrés pour la chapelle Notre-Dame-de-Consolation, érigée en hommage aux victimes du drame.
Homme de son temps, amateur de photographie, Maignan explore également des sujets plus contemporains comme le travail agricole et industriel dans une veine qui oscille entre l’illustration quand il s’agit de décor pour la chambre de commerce de Saint-Étienne ou plus naturaliste en montrant les souffrances des ouvriers des mines ou l’emprise de la fée verte sur le prolétaire. Artiste touche à tout, Maignan contribue également à des illustration (Polyeucte de Corneille) des affiches et des cartons de tapisseries exécutées à la Manufacture des Gobelins.
Si la diversité de son œuvre impressionne, c’est finalement comme dessinateur et peintre de paysages qu’il nous surprend le plus, sans doute parce que c’est là où on ne l’attendait pas et qu’il y a mis un supplément de poésie. Touriste admiratif de ce qu’il voit, Maignan tout au long de sa vie a réalisé sur le vif des centaines de petites esquisses de paysage, partout où il voyageait : en France (Normandie, Bretagne, Provence…), comme en Europe, avec un goût tout particulier pour l’Italie. Sensible à la nature, il a croqué les fleurs du jardin de sa propriété de Saint-Prix, près de Paris, esquissant aussi algues et poissons observés à l’aquarium de Naples. Des petites œuvres libres, proches d’une veine impressionniste, loin de l’académisme et du style pompier dans lequel l’artiste était relégué.
Catherine Rigollet











