Digne successeur de son grand-père maternel François Décorchemont (1880-1971) dont il a repris le flambeau, le four devrait-on dire, Antoine Leperlier développe depuis plus de quarante ans sa philosophie, sa vision du monde, par le verre et la pâte de verre (Décorchemont a été un des pionniers de la résurrection de cette technique). La rétrospective que lui consacre le musée de Conches-en-Ouche met en lumière, à travers une sélection de quatre-vingt-dix œuvres, les stations d’un parcours artistique qui n’a cessé d’interroger le temps. « Le temps, la durée, la mémoire et le souvenir... constituent le fil rouge de mes recherches, indique Antoine Leperlier. Ce sont des thèmes obsessionnels. L’art est lié à la vie, donc au temps, ou plutôt à la durée. »
PENSÉES ET VANITÉS
De ses premiers objets en pâte de verre (Vases Méplat, Envers fendus, Grandes vasques) des années 1981-1982 à Veduta interna XXIII de 2023, à travers différentes séries, Leperlier a cherché à « donner forme au temps » triturant la matière verrière pour lui donner des figures et des architectures aptes à capturer le temps dans toutes ses dimensions. L’artiste le concède : « Rétrospectivement, je me rends compte que grâce au verre je suis passé par toutes les représentations de la temporalité à travers la trace, la mémoire, la vanité, le flux et le fixe… » Il ajoute : « Le marbre et le bronze sont les matériaux de l’espace, le verre quant à lui est un matériau du temps. Il permet d’en saisir un moment, de le fixer. J’envisage la mémoire comme un matériau transparent dans lequel on verrait des images, des objets qui ne sont plus là mais qui auraient laissé leur empreinte. »
Leperlier a semé au fil de sa quête des signes plastiques (figures en relief, volumes pyramidaux, bulles déformant un cube…), souvent associés à des bribes de textes gravés puis vitrifiés, des citations d’écrivains (Maurice Blanchot et son « ce qui se dérobe sans que rien ne soit caché », Dante, Roussel et Joyce) ou d’humanistes de la Renaissance (le mathématicien Pacioli, le cartographe Münster) s’étant eux aussi confronté au temps qui passe, approfondissant ainsi sa représentation du temps entre Chaos et Kairos (le moment opportun). À partir des années 2000, plusieurs séries (Mélancolie de la sphère après le cube, L’instant juste avant, Effets de la mémoire, Still Alive/Fleuve-Stèle) invoquent la dualité spatio-temporelle qui lui tient à cœur en convoquant des artistes qui lui sont chers et partagent sa même sensibilité aux arcanes du temps, aux représentations du passage de la vie à la mort : Bacon, Duchamp et sa phrase « Je veux dire le temps en espace » et même Dali à travers des vanités de crânes et de fruits mous (séries Vanité au repos et Ombres portées).
LA PEINTURE CAPTURÉE
Ces dix dernières années, comme un retour de son intention première de devenir peintre, Leperlier au sommet de sa maîtrise technique de la pâte de verre « capture » la peinture en inventant dans leur corps de verre des images abstraites traversées de couleurs et de matières (séries Flux et Fixe, Chair et Os, Espace d’un instant et Veduta interna). « Il y a dans le matériau verre autant de réserve conceptuelle que de profondeur symbolique. Il donne à penser autant qu’à rêver. » À soixante-dix ans passés et environ 1700 pièces déjà réalisées, Leperlier aurait-il trouvé l’harmonie derrière le chaos, la poésie sous la philosophie ? En tout cas, son cheminement artistique est passionnant : « Aujourd’hui, en travaillant la matière et la couleur, je fais en quelque sorte de la peinture en trois dimensions. Le verre est simplement un autre moyen d’expression, il me permet de faire ce que j’aurais sans doute réalisé en peinture… »
Jean-Michel Masqué