Aussi sombre et violente qu’elle puisse paraître, l’œuvre sculpturale et picturale de l’artiste belge Berlinde de Bruyckere, traduit avec une puissance et une sensibilité hypnotiques et glaçantes la condition humaine dans toute sa dualité : souffrance et amour, peur et espérance, vie et mort.
Pour sa première grande exposition solo à Bruxelles (plus de 1 000 m2), Berlinde De Bruyckere propose une sélection d’œuvres réalisées au cours des vingt-cinq dernières années. Si elle n’a pas produit d’œuvres spécialement pour l’exposition, elle y montre de nouvelles créations, choisies en dialogue avec des œuvres d’artistes historiques et contemporains aussi divers que Lucas Cranach, Pier Paolo Pasolini ou Patti Smith. Il ne s’agit donc pas d’une rétrospective à proprement parler, mais d’une conversation avec des artistes de différentes périodes, de différentes techniques (sculpture, peinture, cinéma, vidéo, danse), tel le « chœur » chantant et dansant d’une tragédie grecque.
Toujours créées avec des matériaux inhabituels tels que la cire, les peaux d’animaux, les cheveux, les textiles et le plomb, les œuvres de Berlinde de Bruyckere (née en 1964 à Gand où elle vit et travaille toujours aujourd’hui) mettent en scène le corps et sa métamorphose, le martyre et la rédemption. La matérialité et le pouvoir métaphorique des matériaux et des formes utilisés y jouant un rôle fondamental. Comme ce monumental tronc d’arbre en résine, bois et bronze, transpercé de coins métalliques, telles les flèches martyrisant le corps de saint Sébastien : un modèle de beauté, d’érotisme et de douleur mystique pour l’artiste. Même émotion devant la dépouille d’un poulain reposant sur une plaque de marbre blanc, évocation de l’iconique Agnus Dei du peintre baroque espagnol Francisco de Zurbaran. Dans la même salle résonne la voix incantatoire de la poétesse et musicienne Patti Smith, sensible comme Berlinde de Bruyckere à la beauté et à la vulnérabilité de l’existence humaine.
Le cheval, motif central de l’œuvre de l’artiste belge depuis plus de vingt ans, est aussi celui qui bouscule le plus la sensibilité du spectateur qui le découvre une nouvelle fois, accroché par une patte, comme suspendu à une potence, impuissant. Fille d’un boucher (et d’une fleuriste), Berlinde De Bruyckere aurait aussi été impressionnée par des images de chevaux morts lors de la Première Guerre mondiale. C’est pourquoi ils reviennent si souvent dans ses installations où ils forment de spectaculaires cadavres. Des natures mortes qui peuvent aussi se lire comme des vanités, à l’instar du Bœuf écorché de Rembrandt ou celui de Soutine.
Caché sous une peau de bête, le mystérieux archange (Archangelo III) témoigne là encore de cette vulnérabilité humaine et interroge sur ce qui survient lorsque le divin fait irruption dans le monde profane. Une interrogation qui rejoint celle de Pasolini dans ses films Théorème et L’Évangile selon saint Matthieu. Plus loin, dans une vitrine, deux corps féminins en cire enchevêtrés et acéphales (dont la peau transparente veinée de bleu et marbrée de rouge évoque l’hyperréalisme de l’Australien Ron Mueck), font face au Salomé tenant la tête de Jean-Baptiste sur un plateau du peintre de la Renaissance Lucas Cranach l’Ancien (prêt du musée des beaux-arts de Budapest).
Puisant abondamment dans l’iconographie chrétienne (héritage de son éducation dans un internat catholique), mais aussi dans la mythologie classique, les œuvres des maîtres flamands et les traditions ancestrales, Berlinde de Bruyckere inscrit les fondements de son langage plastique dans un contexte contemporain : la violence qui nous entoure, les images de la souffrance humaine à l’échelle du monde, la souffrance animale aussi, tout en laissant poindre la beauté et l’espoir d’un changement avec ses organes génitaux en forme de fleurs que l’on découvre dans la dernière salle, prêtes à disperser la vie. Comme une fin ou un commencement.
Catherine Rigollet