Autant la peinture de Boris Zaborov (1935-2021) dresse un monde qui meurt, tout du moins qui hésite entre effacement et survivance, autant l’univers d’Evi Keller (1968) semble celui d’un recommencement du monde, un dévoilement à travers sa quête de « matérialiser la lumière ». D’où sans doute cette double exposition qui les rapproche dans deux bâtiments de la magnifique propriété Caillebotte de Yerres ; à la Ferme Ornée pour Zaborov et à l’Orangerie pour Keller. Une certaine vision du temps les réunit, aussi un singulier rapport à la mémoire, mémoire humaine pour l’un, mémoire cosmique pour l’autre.
La destinée de Zaborov, né à Minsk, aujourd’hui capitale de la Biélorussie intégrée alors à l’Union soviétique, peut expliquer en partie la nature de sa peinture. Issu d’une famille juive, touchée par les tragédies de la guerre et de la Shoah, Boris suit ensuite de solides études artistiques à Léningrad et Moscou dont il sort diplômé en scénographie. C’est par l’illustration de livres qu’il gagne sa vie dans les années soixante et soixante-dix. Mais sa farouche ambition de peindre librement l’amène à choisir l’exil et à débarquer à Paris en mai 1981. Deux ans plus tard, il expose déjà ses premières œuvres. Zaborov, « jeune » peintre de 48 ans, s’inspire essentiellement pour ses portraits de photographies anciennes rapportées de Biélorussie ou chinées dans les marchés aux puces parisiens.
L’exposition qui vient d’ouvrir est la première rétrospective d’importance consacrée à ce peintre biélorusse naturalisé français. Thématique, elle réunit près de la moitié de son œuvre, ses toiles principales notamment. Si on peut lui reconnaître une certaine diversité dans ses thèmes (portraits, autoportraits, nus, paysages, animaux, dessins de décors et costumes de théâtre, sans parler d’une étonnante bibliothèque de livres sculptés en bronze, érigeant le livre en monument très difficile à brûler !), ce qui domine l’ensemble présenté ici est la tonalité de sa palette aux couleurs sourdes et sombres, une sorte de peinture estompée qui peut autant inquiéter que fasciner. Quoi qu’il en soit, l’art de Zaborov, même si on peut lui attribuer certaines influences du passé, est inclassable, ne s’inscrivant dans aucun courant contemporain. Né peintre à près de cinquante ans, il porte aussi en lui les images de l’exil, une mémoire spectrale entre la présence et l’oubli, mais aussi les scories de la guerre, de l’holocauste et du totalitarisme soviétique.
Pascal Bonafoux, commissaire de l’exposition, écrivain et historien d’art qui a bien connu Zaborov, analyse dans le catalogue (« Boris Zaborov. Peindre la mémoire », coédition Librairie des musées-Ville de Yerres, 32 €) : « De toile en toile, c’est une même teinte assourdie, teinte dont on se prend à supposer qu’elle est peut-être bien celle de la brume dans laquelle paraissent les traces d’une ancienne mémoire incapable de dire où, de dire quand ce qu’elle convoque en vain a bien pu avoir lieu. La peinture semble avoir été griffée, grattée, poncée, comme si ce qu’elle avait à représenter était au-delà de la matière même, comme si l’espace où paraissent ces présences ne pouvaient qu’appartenir à un au-delà. » Zaborov lui-même expliquait à Bonafoux : « À l’aide d’un couteau large, je charge la surface de couches de fond, de couleur, de lissés. […] La deuxième étape de mon travail est l’intégration du – ou des – personnage choisi. D’abord, il est élaboré selon les règles des études académiques, puis dans un deuxième temps, je le dissous dans la surface du tableau. Ou, si l’on veut, c’est au contraire l’espace qui le dissout en l’absorbant. » Il parlait aussi des regards de ses personnages « pareils à la lumière qui nous vient d’étoiles depuis longtemps éteintes. » (revue Znamia n°2, 2019, Moscou). Éclairant sur l’étrangeté qui nous prend, le malaise qui nous gagne devant cette infinie solitude, ce défilé de fantômes.
Pas de présence visible chez Evi Keller, ni incarnation ni narration. Mais une plongée dans le brun crépusculaire ou le bleu éclatant. L’artiste d’origine allemande donne depuis une vingtaine d’années le titre de « Matière-Lumière » à l’ensemble de son œuvre, même si différentes séries s’en distinguent. Dans l’Orangerie du domaine, deux séries se répondent, les paysages craquelés de la série photographique et de la vidéo « Matière-Lumière [Towards the Light - silent transformations] » (2010), où la lumière semble étouffée, prisonnière, et les bleus brillants et rayonnants de sa plus récente série Matière-Lumière. L’artiste avoue elle-même qu’elle puise son inspiration à trois sources principales, la lumière, la nature et la photographie (sa formation initiale) précisant, par ailleurs (interview de Pauline Lisowski, « Art Absolument », novembre 2024), que sa quête artistique « est de matérialiser la Lumière et de spiritualiser la Matière dans l’acte de création, rapport presque charnel aux différentes matières que je compose, que je sculpte dans la lumière. »
Sa méthode associe entre autres des pigments, des minéraux, végétaux, de la cendre, de l’encre, du vernis sur de fines couches de films transparents qu’elle superpose, dessine, peint, grave, gratte, efface, sculpte et quelquefois brûle, expose aux rayons du soleil, à la pluie, au vent ou encore recouvre de terre, dans un cycle dont l’espace-temps, propre à chaque œuvre, peut s’étaler sur de nombreux mois et années avant sa mise au monde. Par cette lumière « travaillée », ce bleu éclatant et veiné, on peut penser à un commencement, voire un recommencement, du monde, un monde délivré de l’organique, brillant de sa seule nature, de sa régénération. Un monde de la « matière-lumière ». D’ailleurs, la dernière exposition de Keller l’automne dernier à la Galerie Jeanne Bucher Jaeger, qui la représente, ne s’intitulait-elle pas « Origines » ?
En prenant le chemin de la Maison Caillebotte cet été, on est certain de partir en exploration vers de nouveaux mondes, de nouvelles sensations, parcourant de larges pans du temps et de l’espace dans le cadre de la maison familiale, des beaux bâtiments et du vaste parc qui ont aussi abrité le talent naissant de Gustave Caillebotte il y a un siècle et demi...
Jean-Michel Masqué