Les habitués des concerts donnés dans l’auditorium de la Fondation savent-ils que les toiles de couleur qu’ils y voient sont de Ellsworth Kelly, peintre abstrait américain (1923-2015) ? En accord avec l’architecte Franck Gehry en 2014, Kelly avait en effet “coloré” l’auditorium avec un rideau de scène arc-en-ciel, et cinq toiles monochromes bleu, vert, rouge, violet et jaune, distribuées comme des notes de musique. Ce fut sa dernière commande. Et c’est une belle introduction à l’exposition Formes et Couleurs, 1949-2015 qui se tient jusqu’au 9 septembre2024.
Ellsworth Kelly débarque en Normandie quelques jours après D-Day, et vit en France six ans par la suite. C’est en 1949 qu’il visite le Musée d’Art Moderne et a l’idée d’une fenêtre, non pas une fenêtre ouvrant sur le monde, mais une abstraction délocalisée, sans perspective, sans mouvement, une technique qu’il adoptera par la suite, dont l’exemple le plus suggestif est Train Landscape, 1953, imaginé dans un train rapide, trois bandes horizontales, symboles de trois champs de laitues, épinards et moutarde...Car tout le travail de Kelly tourne autour des relations entre espace, forme, ligne et couleur, et une fois l’œuvre terminée, de sa relation avec l’espace-mur (ou éventuellement le sol, tel le magnifique Yellow Curve, 1990) sur lequel elle s’appuie. Une esthétique dont il ne se départira pas de toute sa carrière.
Le parcours de l’exposition est chronologique. En France, des abstractions aux formes suggérées par un détail architectural, une ombre portée, un reflet ; son premier monochrome est inspiré par le jardin de Giverny. Non pas une couleur saturée comme le seront ses œuvres futures, mais un vert aux tonalités variées qui représenterait, selon l’artiste, “l’herbe en mouvement sous l’eau” (Tableau vert, 1952). À son retour aux États-Unis, il crée des toiles mises en forme (“shaped canvases”), dont la composition est complétée par le mur sur lequel elles sont accrochées. Un minimalisme bien éloigné de la diversité des couleurs et de la gestuelle de l’Expressionnisme Abstrait à la même époque.
Quatre œuvres, appartenant à la Fondation ferment le parcours. Usant d’une technique différente, Kelly a assemblé, pour chacune, deux toiles sur châssis superposés et décalés, cette troisième dimension adoucissant l’austérité d’un seul rectangle (Red curve in relief, 2009). Même monochromes, ses œuvres ne sont pas vierges de dessin ; Kelly considérant que la jonction entre deux éléments est un trait, par ailleurs source d’ombre.
L’œuvre peint est accompagné d’autres œuvres. Des photographies en noir et blanc, dont Kelly ne fait pas ses sources d’inspiration, bien qu’elles puissent paraître aussi semblables que ses œuvres. Ce ne sont que des détails du monde captés par hasard par son œil, car « mes idées naissent de ma vision, pas des photographies ». Des dessins de plantes réalisés tout au long de sa carrière, et des cartes postales sur lequel il colle des formes variées, laissant voir le sujet de la carte. Des missives personnalisées, intimes peut-être, humoristiques parfois, qu’il a envoyées par centaines (Upper Manhattan Bay, 1957).
Oui, les abstractions de Kelly, aussi minimalistes qu’elles soient, parviennent à séduire. Elles sont colorées, gaies et procurent un choc contemplatif.
Elisabeth Hopkins