Dans La Nef des fous (1494), l’humaniste érudit strasbourgeois Sébastien Brant file la métaphore d’un bateau à la dérive pour décrire les folies les plus diverses de l’être humain. Jérôme Bosch dans son tableau éponyme (vers 1500), le remplit de membres du clergé dépravés. À l’aube des temps modernes, le fou est devenu une figure-clé dans l’iconographie. Un fou loin de la sagesse, et loin de Dieu, dont va s’emparer l’art religieux catholique pour, par exemple, caricaturé le juif dans le contexte antisémite de l’époque (Le Christ devant Pilate, Livre d’heures, vers 1490). Un siècle plus tard, durant les guerres de religion, le fou sera toujours « l’autre »…
En attendant, l’art grouille de fous, dans les enluminures, sur les gargouilles, les décors sculptés, les vitraux et les sols des églises. Puis il se répand sur les livres imprimés et gravures, tapisseries, peintures, sculptures, objets précieux ou du quotidien comme des porte-serviettes ou des gobelets…le fou (simple d’esprit, malade, bouffon) a envahi littéralement l’espace artistique entre le XIIIe et le XVIe siècle. Il s’impose comme une figure fascinante, trouble et subversive. La représentation du fou dans l’art des Pays-Bas est jubilatoire avec ses fous sortant de leur œuf, selon le mythe très populaire à la fin du Moyen-Age et à la Renaissance (Poule couvant des fous). Bosch y fait aussi référence dans son Concert dans un œuf. Ses œuvres, comme celles de Pieter Bruegel le Jeune (Les proverbes flamands, 1607) sont un régal de détails montrant une humanité prisonnière du monde des sens.
Fous de cour et fous d’amour
Enraciné à l’origine dans la pensée religieuse, comme personnification de l’« insensé » rejetant Dieu, le « fol », comme le désignait l’ancien français, devient une figure de la vie sociale urbaine et intègre le monde profane. Au sein de la société médiévale, le fou n’appartient pas au monde des exclus comme les lépreux, on l’intègre et on le mime même dans les fêtes comme le Mardi gras et les carnavals. La musique et la danse font partie intégrante des représentations du fou médiéval. Paradoxalement, s’il ne porte pas de signes distinctifs dans la ville, ses attributs dans l’iconographie sont nombreux : oreilles d’âne pour sa stupidité, grelots et clochettes pour son bavardage, masque de singe pour figurer le diable, marotte à la main comme parodie de sceptre, costume aux couleurs voyantes et symboliques, jaune pour la maladie et la folie, vert pour la confusion…À la cour, le « fou du roi » (ou bouffon) divertit, c’est un familier auquel on s’attache, son innocence de simple d’esprit lui donne accès à la vérité, comme le modèle de Marcolf, imaginaire fou du roi Salomon avec lequel celui-ci dialoguait, faisant de ce fou un sage.
Pas si folle
Au sein d’un parcours chronologique et thématique (vaste mais agréablement aéré et scénographié) de plus de 300 œuvres prêtées par 90 institutions françaises, européennes et américaines, la figure typiquement médiévale du fou revêt de nombreux aspects. Si l’univers du fou est plutôt plein de bouffonneries, d’autres dimensions apparaissent : sentimentales (le fou d’amour avec Tristan pour Iseut, Lancelot pour Guenièvre, Aristote pour la belle Phyllis, Quasimodo pour Esmeralda, sans oublier le fou d’amour pour Dieu, tel saint François), érotiques (Allégorie de la luxure), violentes (régner à la folie comme Charles VI)…
À parcourir cette riche iconographie, on constate aussi que le fou est plus rarement folle, même s’il en existe de célèbres comme Margot la folle de Pieter Brueghel l’Ancien (conservée au Musée Mayer Van den Bergh, Anvers). On croisera ici quelques Vierges folles, cette « Élisabeth », attachée à la reine de Hongrie (XVIe siècle), ou encore Jeanne, mère de Charles-Quint, devenue folle, soi-disant, après les infidélités et la mort de Philippe le Beau, son époux…Une taxation de folie peut-être à des fins très politiques.
Le fou romantique
Les fous d’hier sont-ils ceux d’aujourd’hui ? s’interrogent les commissaires Elisabeth Antoine-König et Pierre-Yves Le Pogam. « Infini est le nombre des fous », proclamait l’Ecclésiaste (chapitre I, 15). Un infini qui tend à disparaitre lorsque triomphent la Raison et les Lumières, avant une résurgence à la fin du XVIIIe siècle et pendant le XIXe siècle où se développe l’étude des maladies mentales, où les fous sont rejetés et enfermés dans des asiles, mais où la représentation du fou devient presque réaliste comme cette Monomane de l’envie peinte par Géricault (1821). L’exposition se referme sur L’Homme fou de peur de Courbet, dans un autoportrait plein de dramaturgie dans lequel il se tient au bord du gouffre, explorant ses tourments intérieurs et s’interrogeant sur sa propre folie.
Catherine Rigollet