La saison Asie du Musée national de l’histoire de l’immigration s’ouvre cet automne avec deux expositions ; l’une consacrée aux migrations d’Asie de l’Est et du Sud-Est, et l’autre sur l’expérience migratoire reflétée dans le travail de 10 artistes chinois de l’avant-garde. Recension de cette deuxième exposition.
Intrigante, cette calligraphie qui orne les murs de l’escalier conduisant au niveau de l’exposition. De plus près, on y déchiffre la phrase « elles sont parties, pourtant elles n’ont nulle part où aller », formée d’une multitude de « lotus d’or de trois pouces », minuscules chaussures brodées pour pieds martyrisés des femmes à l’ère Qing, et de chaussures de coton noir pour pieds uniformisés au temps de Mao. Œuvre de Shen Yuan, Uncomfortable shoes, 2004 incite à découvrir les 10 artistes (huit hommes, deux femmes) de l’avant-garde chinoise qui choisirent de s’installer en France dans les deux dernières décennies du siècle dernier pour renouveler en toute liberté leur pratique artistique, découvrir un monde consumériste et technologique, tout en fondant une famille diasporique et solidaire d’exilés culturels.
Intrigantes seront aussi la plupart de la trentaine d’œuvres exposées, ouvertures à une Chine pour nous qui la méconnaissons peut-être autant que passerelles culturelles et civilisationnelles pour leurs créateurs. Cette « une » du Monde en résine, géante, froissée, oppose la liberté de la presse en France et la surabondance d’informations (jetées aussi vite qu’elles ont été publiées) à l’organe de presse unique et manipulateur chinois. Informations auxquelles Wang Du avoue avoir pu accéder sans même connaitre un mot de français grâce aux photos de presse (Le Monde, série « Luxe populaire », 2001).
C’est plus précisément de « transexpérience » que parle Chen Zhen, décédé en 2000, doté d’une belle conscience écologique. Son installation La voie du sommeil - Sleeping Tao, 1992, porte sur le soin ou non que l’homme porte à la nature, tant en Occident que dans son pays d’origine. Transexpérience aussi pour une autre de ses œuvres. En France et souffrant d’une maladie auto-immune, Chen Zen s’intéresse néanmoins à la médecine traditionnelle asiatique et l’expérimente sur lui-même. Crystal landscape of inner body, 2000, nature morte en verre de ses organes internes sur une table de diagnostic en verre, nous invite à réfléchir au traitement de la santé du corps et de l’esprit dans les médecines asiatiques et occidentales.
Chaque œuvre présentée ici est porteuse d’un héritage culturel prégnant, mais témoigne aussi d’un regard critique sur une nouvelle culture forcément acceptée, sinon adoptée. Ru Xiao Fan, nourri des tableaux de maîtres classiques, se les approprie avec humour. La Pomme No. 2, 2023, empreinte d’un réalisme magique pictural, nous renvoie aux Ménines de Velasquez. Le chevalier empaillé du XXIe siècle, 2019 est la dernière œuvre de Huang Yong Ping. Encapuchonnée mais sans visage, l’effigie de l’artiste chevauche un lion naturalisé, tout en lisant La République de Platon. Œuvre qui laisse la porte ouverte à l’imagination du regardeur. Conquérant ? Justicier ? Philosophe ? ou tout simplement, migrant en marche vers un monde qu’il pense meilleur ?
Découvrant le monde qu’internet met à sa disposition, Du Zhenjun découpe des centaines de photos qu’il a juxtaposées pour créer trois grands tirages argentiques. Sur chacun, au pied d’une Tour de Babel à l’architecture composite grouille une population hétéroclite, internationale, conflictuelle, où l’on identifie quelques visages connus, des symboles marquants de certains pays, une époque, des faits divers (The Tower de Babel : Ran, 2011 - The Tower de Babel : Old Europe, 2010 - The Tower de Babel : The wind, 2010). La signification de ce travail ? « Un pays fictif qui représente notre monde », dit l’artiste.
Si les portraits monumentaux de Yan Pei-Ming, l’un des premiers artistes arrivés en France, sont aujourd’hui bien connus, on est confronté ici à sa « nécessité de peindre l’actualité ». Moonlight, 2011, dans un camaïeu de gris et noirs, figure une embarcation de fortune, surchargée de migrants, naviguant sur une mer agitée avec pour seule lumière un rayon d’espoir sélénite. Une œuvre puissante, non dénonciatrice, mais qui nous renvoie à notre propre honte.
L’exposition sait témoigner de la trajectoire exceptionnelle de ces artistes, arrivés en France pour devenir membres à part entière du monde de l’art, tout en gardant un esprit critique mais sans ressentiment, envers les dérives de la société qui les a plus ou moins bien accueillis. Un parcours des plus enrichissant, efficacement mis en scène et commenté.
Elisabeth Hopkins