« Habitez la peinture ! » recommande Jean-Michel Alberola à ses élèves des Beaux-Arts en 2008. Dans le cas de Julien des Monstiers (né en 1983), ça ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd ! La trentaine d’œuvres créées pour cette exposition, autour de la résidence de l’artiste au château de Chambord, ne tentent pas de nous raconter une histoire ; elles nous permettent d’appréhender la thématique que l’artiste a choisi d’illustrer, et surtout de comprendre l’évidente symbiose entre lui et la peinture dans sa matérialité.
C’est à l’intérieur du château, en particulier dans les bras de croix donnant sur l’escalier à double hélice et les cantons (portions de voûte délimitée par deux branches d’ogive) attenant, que ses grandes toiles sont exposées. L’artiste explique sa technique : ayant couvert sa toile d’une couche de peinture monochrome, il dessine et colore sur une plaque de plexiglas, y appose rapidement une feuille de papier cristal, puis transfère par pression le motif obtenu sur sa toile colorée, lissant le tout et rendant invisible la touche du pinceau. Balafrant éventuellement la toile jusqu’à faire apparaitre la couche première.
La première toile vue est un choc. Que cache (mal) ce grillage jaune ? Un coup d’œil au cartel : c’est une visualisation du poème mystique de Attâr, poète persan du 12e siècle. Le cantique des Oiseaux/Jaune (2019) chante donc le rassemblement d’oiseaux et d’animaux partis en quête de Simorgh, l’oiseau fabuleux. Il ne reste qu’à se laisser happer...
D’autres tableaux sont inspirés par l’architecture, l’histoire des lieux, la vie qui y était menée, les chasses. Parce que l’animal est “un pur plaisir de peinture”, des Monstiers en intègre, monumentaux parfois dans un paysage minuscule, tels ces chevaux chutant vers la terre (Idéaline, 2021). La cynégétique est bien présente avec ce daim affalé, larme de sang au coin de l’œil (Sans titre, 2023), ou ces chiens bondissant sur leur proie. Ailleurs, les oiseaux volent dans le désordre superbement ordonné de L’arbre à oiseaux (2017). Les innombrables fleurs et plantes de Tapis, l’arbre de vie (2023), renvoient aux tapisseries qui devaient réchauffer les murs. Est-on alors devant une toile ou un tapis d’Asie suspendu ?
Dans ce lieu au passé prégnant, l’artiste revisite l’histoire et la mythologie, les subvertit, ramène le passé à la vie, l’apparie au contemporain, que ce soit avec son interprétation de l’Arche de Noé, très inspiré dans ses détails mêmes par L’arche de Noé sur le Mont Ararat du peintre flamand Simon de Myle, dans la seconde moitié du 16e siècle, ou avec une licorne monumentale semblant transpercer les tours de refroidissement d’une centrale nucléaire en modèle réduit (Le réel, 2021).
Dans une autre salle, l’artiste a accroché sur les quatre murs, à hauteur des yeux des mètres de tapis (genre tapis d’escalier, dit-il) qu’il a peint d’un paysage bucolique ponctué de quelques hameaux, tel celui que l’on voit depuis un train, dans un camaïeu de jaunes, ocres et verts (Tapis, 2023). Une frise rurale captivante, vue depuis un sol de dalles de linoléum peintes dans les déclinaisons de bleu et orange que l’on voit dans maintes de ses toiles. Un dialogue entre murs et sol investis par l’artiste, qui offre au visiteur un agréable moment de sérénité.
Les tableaux de Julien des Monstiers peuvent, sans craindre d’émettre une banalité, être qualifiés d’étranges : ses superpositions, ses griffures, ses obstructions, son chamboulement dans les temps et les espaces, la primauté des animaux au détriment des hommes mettent à mal notre imagination, peut-être trop cartésienne pour une telle œuvre. Ils sont un défi lancé à notre façon de regarder un tableau. Un défi qu’il ne faut pas hésiter à relever en allant à Chambord.
Elisabeth Hopkins