À travers plusieurs de ses expositions temporaires, le Palais Lumière d’Évian s’est fait une spécialité de délivrer du purgatoire de l’histoire de l’art des talents oubliés, pourtant réputés à l’époque où ils exerçaient leurs talents (voir à ce propos Henri Martin - Henri Le Sidaner, deux talents fraternels). On doit l’exposition de cette année, « Paris-Bruxelles. Effervescence des visions artistiques », à la proximité du curateur indépendant américain Phillip Dennis Cate (connu aussi comme directeur émérite du musée d’art Jane Voorhees Zimmerli de New Brunswick et conseiller du musée de Montmartre) et d’un collectionneur privé anonyme. C’est dans cette collection de plusieurs milliers de pièces que le commissaire, qui collabore avec le collectionneur depuis une vingtaine d’années, a extrait près de 400 œuvres et documents (peintures, dessins, estampes, affiches, livres et revues illustrés) qui dressent un panorama exhaustif et kaléidoscopique des mouvements artistiques entre XIXe et XXe siècles (*), cette période dénommée Belle Époque aux limites chronologiques toujours débattues chez les historiens, mais dont le terme en 1914 ne souffre d’aucune équivoque.
Avant cet été terrible où débute une guerre que tous imaginent rapide et qu’aucun n’envisage mondiale, le temps est à l’insouciance, la douceur de vivre, la fête, la révolte, l’audace, l’ouverture, l’innovation, le rêve, le mystère, la bohème, voire au « dérèglement de tous les sens » cher à Rimbaud, en tout cas une époque d’effervescence artistique qui voit rayonner l’art français au moins jusqu’en Belgique ! À ce propos, le titre de l’exposition « Paris-Bruxelles » est quelque peu abusif puisqu’un seul des dix espaces de l’exposition est consacré à un mouvement artistique belge, le cercle des Vingt (les Vingt ou « Vingtistes »), réellement actif à Bruxelles entre 1883 et 1893. Mouvement du renouveau artistique en Belgique, les Vingt entretient évidemment des liens étroits avec l’avant-garde parisienne, mais aussi londonienne ou néerlandaise, s’efforçant de montrer les audacieux de toute nationalité. Cette section belge nous permet cependant de découvrir ou redécouvrir Fernand Khnopff, Georges Lemmen, Armand Rassenfosse, Théo Van Rysselberghe ou encore le « démesuré » Henry de Groux.
L’essentiel de l’exposition est donc consacré à l’effervescence artistique française au tournant du XXe siècle, un parcours entre mouvements définis (Art Nouveau), périodes (Belle Époque) ou lieux de cristallisation artistiques (Montmartre, Bretagne). Des artistes qui ont résisté au passage du temps (Bonnard, Denis, Luce, Mucha, Steinlen, Toulouse-Lautrec, Valloton, Vuillard…) côtoient d’autres que la postérité a négligés. On pense à Charles Guilloux, Charles Maurin, Louis Legrand, Henri-Gabriel Ibels… Autant de noms qui nous étaient largement inconnus jusqu’alors. Et c’est le grand mérite de cette exposition de titiller notre curiosité pour ces artistes de l’ombre mais de grand talent, montrés ici dans un tourbillon de couleurs et de formes qui nous emporte dans une époque de totale liberté créatrice, des calmes paysages parisiens ou campagnards aux ambiances enfiévrées des cabarets et music-halls montmartrois… En fin de parcours, une galerie de personnalités de l’époque, portraits ou autoportraits de peintres et écrivains parfois à la limite de la caricature, incarnent encore plus ce monde en ébullition.
Jean-Michel Masqué
(*) Japonisme, Art Nouveau, Symbolisme, Nabis, Néo-impressionnisme, école de Pont-Aven.