Il n’est pas étonnant que la première rétrospective de Pierre Soulages depuis son décès en 2022 (à l’âge de 102 ans) s’installe pour près de six mois au musée Fabre de Montpellier tant ont toujours été étroits les liens entre l’artiste et l’institution héraultaise. « Plus que tout autre, ce musée a compté pour moi », a-t-il répété tout au long de sa vie, se souvenant de la découverte du musée et de ses collections en 1941 alors que le natif de Rodez (qui lui consacre un musée depuis 2014) préparait le professorat de dessin aux beaux-arts de Montpellier. N’oublions pas que dès 1959, le couple Soulages achète une maison sur le mont Saint-Clair de Sète (distante de 30 kilomètres de Montpellier), complètement transformée en logement et atelier. En 2005, Colette et Pierre Soulages font une donation au musée de vingt toiles, accompagnées de dix dépôts. Le musée Fabre possède désormais une des plus grandes collections de Soulages au monde avec 34 toiles, réalisées entre 1951 et 2012, accrochées ou fixées par câbles entre sol et plafond dans des salles à elles seules dédiées.
Cette rencontre originelle, sinon fondatrice, justifie le titre de l’exposition qui jette aussi un clin d’œil du côté de Courbet et de son tableau de 1854, La Rencontre ou Bonjour Monsieur Courbet, une des pièces iconiques du musée montpelliérain. Mais les rencontres se multiplient au long du parcours de l’exposition découpée en six séquences à travers les œuvres d’autres artistes, de Zurbarán à Pierrette Bloch en passant par Cézanne, Van Gogh, Hartung ou Zao Wou-Ki, qui viennent dialoguer avec celles du maître de Rodez. Des rencontres qui ont marqué, voire influencé Soulages, au fil de sa longue vie créatrice.
L’exposition se déploie sur trois niveaux (un peu plus de 1200 m2) parsemés de cent vingt toiles, œuvres sur papier, cuivres, bronzes et verres de Soulages. Puisant dans la belle collection du musée, l’exposition bénéficie aussi du prêt de vingt-sept œuvres conservées par Colette Soulages et de quarante-cinq œuvres du musée Soulages de Rodez. D’ailleurs, le commissariat est assuré par Maud Marron-Wojewodzki, l’actuelle directrice qui prendra dans la foulée la direction du musée de Rodez, assistée de l’ancien directeur du musée, Michel Hilaire.
Refusant une approche purement chronologique, même si toutes les périodes de Soulages sont évoquées tour à tour, l’exposition propose « une vision cyclique et non-linéaire, privilégiant les échos entre des œuvres d’époques différentes selon plusieurs grands thèmes ». Les titres de chacune des six sections ont été judicieusement définis : Matière première, Bâtir la peinture, Écriture et silence plastique, « Cette couleur violente »- Du clair-obscur au noir lumière, L’envers du noir-Blancs et transparences, L’espace de la peinture. Et, dans chaque salle, où systématiquement un outrenoir accueille le visiteur, quelques œuvres anciennes ou modernes d’autres artistes sont accrochées, souvent isolées dans une alcôve, servant de références ou de contrepoints au travail de Soulages qui avance.
Fasciné très jeune par le bison de la grotte d’Altalmira ou par les stèles gravées, les statues-menhirs qu’il a pu voir au musée Fenaille de Rodez dans la filiation de l’art pariétal. C’est l’époque des brous de noix et des goudrons sur verre. Du brut, de l’organique, sa « matière première ». On salue ici Anna-Eva Bergman et Hans Hartung. Puis Soulages s’attache à construire l’espace en s’armant d’outils de peintre en bâtiment pour travailler la matière. Ses toiles s’apparentent à une architecture ; c’est « Bâtir la peinture » où l’on croise L’Arbre gris d’un Mondrian, pas encore abstrait absolu, ou Max Ernst qui expérimenta aussi la technique du raclage et du grattage, mais aussi les contemporains Riopelle et Hantaï. Entrons ensuite dans la période dite « cistercienne » de l’artiste marquée par une économie de moyens, une sorte de calligraphie silencieuse, « un certain silence plastique » dit même l’artiste, qui reviendra plus tard avec des « ponctuations » posées sur certains outrenoirs. Dans cet univers, Soulages rencontre le travail d’artistes tels que Pierrette Bloch, Zao Wou-Ki, Jean Degottex et Henri Michaux.
Soulages s’inscrit aussi dans la grande tradition du clair-obscur, Rembrandt et Le Christ à Emmaüs ou Sainte Agathe de Zurbarán (qui a marqué le jeune Soulages au musée Fabre) mais aussi l’étonnant Paysage au coucher de soleil de van Gogh. Le Rodézien joue entre le clair et le sombre et invente l’outrenoir en 1979 (Peinture 162 x 127 cm, 1979) qu’il explique ainsi en 1996 : « Outrenoir pour dire : au-delà du noir une lumière reflétée, transmutée par le noir. Outrenoir : noir qui cessant de l’être devient émetteur de clarté, de lumière secrète. Outrenoir : un autre champ mental que celui du simple noir. » Pour bien marquer qu’il s’agit d’autre chose que d’un « vulgaire » monochrome, le grand spécialiste et biographe de Soulages, Pierre Encrevé (1939-2019) a parlé de « peinture monopigmentaire à polyvalence chromatique. »
Mais il y a « l’envers du noir », le blanc de la toile, le vide, le contraste des deux, les transparences, des déchirures, des liserés, des fissures de clarté. Comme ce souvenir de l’enfant Pierre Soulages dessinant à l’encre noire des flocons de neige sur le papier blanc… Ici, les commissaires convoquent Lorrain, Rembrandt et Courbet qui croisent Sonia Delaunay et Geneviève Asse. Et, parmi certaines œuvres exemplaires de cette thématique contrastée mais à tendance plutôt noire, on tombe stupéfait sur une toile blanche de 2012, la seule, sauvée de la destruction et de l’oubli par Colette Soulages !
Enfin, dans les étages, on rejoint les salles Soulages permanentes, « l’espace de la peinture ». Là s’épanouissent les grands formats, les polyptyques, parfois suspendus dans l’espace selon une technique (fixation par câbles au sol et au plafond) inaugurée par l’artiste dès 1966. Il est possible d’évoluer autour des tableaux, de s’asseoir ou de danser, au moins d’écouter Soulages : « On ne demande rien au spectateur, on lui propose une peinture qu’il voit à la fois en toute liberté et nécessité. Mais dans cette peinture le spectateur lui aussi se trouve naturellement engagé en entier. » Le rapprochement avec les photos de Gustave Le Gray (1820-1884) est particulièrement approprié qui nous parle d’horizons, ceux des tableaux comme ceux de la maison Soulages sur les hauteurs de Sète ouverts sur la Méditerranée.
Matisse parlait du noir comme « couleur de lumière » et René Char écrivait : « La couleur noire renferme l’impossible vivant. Son champ mental est celui de tous les inattendus, de tous les paroxysmes. » La peinture de Soulages est fondamentalement poétique. Elle libère le regardeur et les mots en lui, le jeu des mots, l’apparition des images. « L’espace est une dynamique de l’imagination », disait Soulages, ou encore « l’œuvre est un objet poétique devant lequel je vis d’une manière intense, […] qui mobilise les richesses de celui qui regarde et les lui fait investir dans la chose qu’elle est. » L’outrenoir appelle à la contemplation, la méditation, et ouvre sur un outremonde qui pourrait bien être celui de la poésie.
Jean-Michel Masqué









