Pour la première fois, dans les années 1280, un peintre cherche à représenter dans ses œuvres le monde, les objets et les corps qui l’entourent tels qu’ils existent. « Un moment révolutionnaire dans l’histoire de la peinture occidentale », n’hésite pas à avancer Thomas Bohl, commissaire d’une inédite exposition dossier sur Cimabue au Louvre
Pourtant, de cet artiste visionnaire, nous ne savons presque rien et seule une quinzaine d’œuvres nous sont parvenues. On ignore même jusqu’à la signification du surnom de Cimabue donné à Cenni di Pepe et seuls quelques documents d’archive permettent de fixer des dates (Florence, vers 1240 - Pise ? 1301 / 1302) et de donner de rares repères dans son parcours. C’est Dante, dans un passage de La Divine Comédie, qui va forger son mythe au début du XIVe siècle en établissant son importance. Dès lors, le nom de Cimabue va exercer des influences, des Médicis jusqu’à aujourd’hui.
Peindre le réel
Quelle « révolution » a donc lancé Cimabue ? Inventif, il a rompu les codes avec les conventions de représentation héritées de l’art oriental, en particulier des icônes byzantines hagiographiques, si prisées jusqu’alors et considérées miraculeuses. Les personnages y sont représentés comme appartenant au monde sacré et n’ont pas vocation à ressembler à des êtres humains. Les silhouettes, comme cette Sainte Catherine d’Alexandrie (vers 1240) sont raides, bras et mains également. Les visages, austères, sont dessinés avec des formes géométriques et tous peints d’un ton uniformément brun, à peine rehaussé d’éclats de blanc.
Cimabue, quant à lui, suggère un espace tridimensionnel à travers des prémices de perspectives. Les corps prennent du volume et sont modelés par de subtils dégradés. Les visages ont le teint clair, les joues rosées. Les membres sont articulés et détaillés, il dessine des muscles aux jambes, des phalanges aux doigts et des ongles. Les gestes sont naturels et il fait naître des émotions humaines, comme l’Enfant de La Madone Gualino (vers 1285) qui s’élance vers les bras de sa mère.
Raconter une histoire en peinture
Dans La Dérision du Christ qui met en scène un moment où le Christ, les yeux bandés, est frappé par ses assaillants qui l’interpellent : « Fais le prophète ! Qui est-ce qui t’a frappé ? », Cimabue raconte une histoire et a même osé habiller les personnages de vêtements de son époque. Il glisse aussi dans ses tableaux des motifs inspirés d’objets réels qui circulent alors dans cette Italie du XIIIe siècle tournée vers la Méditerranée et le commerce maritime.
Redécouvert en France chez des particuliers en 2019, vendu au prix record (très loin de l’estimation) de 24,18 millions d’euros (frais inclus) par Actéon le 27 octobre 2019 à Senlis, avant de se voir conférer le statut de trésor national (l’État français ayant refusé de délivrer à l’acheteur le certificat d’exportation afin de disposer d’un délai de trente mois pour réunir les fonds nécessaires à son acquisition), le panneau La Dérision du Christ (ou Le Christ moqué), a été acquis en 2023 et restauré. Il faisait partie d’un diptyque composé de huit panneaux qui fut démantelé probablement au XIXe siècle. Deux autres panneaux ont été retrouvés : la Petite Maestà (Londres, National Gallery) et La Flagellation du Christ (New York, Frick Collection), prêtés au Louvre pour l’exposition. Le peintre florentin y développe une verve narrative que l’on pensait jusqu’à présent initiée par ses successeurs, dont son célèbre élève Giotto.
La Maestà, le chef-d’œuvre de Cimabue
Pièce phare de l’exposition, La Vierge et l’Enfant en majesté entourés de six anges (dite La Maestà) est une œuvre monumentale (4,27 x 2,8 m) en tempera sur fond d’or sur bois. Peinte pour l’église des Franciscains de Pise, elle a été prélevée en 1812 par Dominique Vivant Denon, premier directeur du Louvre et jamais réclamée par les Italiens. Tout dans l’exécution de ce panneau témoigne de la recherche de la perfection de Cimabue, du choix du bois à celui des pigments. Sa restauration (à découvrir dans une vidéo) a permis de retrouver la variété et la subtilité des coloris, dont l’éclat prodigieusement lumineux des bleus, tous peints en lapis-lazuli, le bleu le plus coûteux.
Elle interroge aussi sur l’existence d’un atelier autour de Cimabue. Quoiqu’il en soit, il est certain que la manière du florentin a imprégné de nombreux artistes. Tout d’abord le toscan Giotto. Dans son Saint-François d’Assise recevant les stigmates (vers 1298), le peintre a repris les codes de la Maestà, chef-d’œuvre de son maître, peaufinant encore la représentation des corps, du volume et la mise en scène. Mais aussi le siennois Duccio di Buoninsegna, dont on peut admirer la finesse de sa Madone de Crevole, la transparence de la tunique de l’enfant, la main posée tendrement sur la joue de sa mère.
Les peintres ne cherchent plus à reproduire un modèle ancien, mais rivalisent d’inventivité pour donner l’illusion de la vie dans la peinture, peignant des personnages comme saisis sur le vif. C’est passionnant à découvrir.
Catherine Rigollet