Comment les artistes et les intellectuels qui ont fui l’Occupation et la France de Vichy ont-ils mis leur créativité au service des valeurs de liberté ? Publié à l’occasion de l’exposition « Un exil combattant. Les artistes et la France, 1939-1945 », au musée de l’Armée (du 26 février au 22 juin 2025), le catalogue rédigé par vingt-trois auteurs et richement illustré de près de 330 œuvres (peintures, sculptures, archives, photographies, uniformes, œuvres musicales et littéraires…), dresse un panorama de la production artistique, culturelle et scientifique en exil à travers le monde, enrichi d’une quarantaine de portraits de femmes et d’hommes ayant œuvré pour la Résistance extérieure française. Un précieux ouvrage de référence.
Dès l’été 1940, partout dans le monde resté libre, des artistes, des écrivains, des intellectuels et des scientifiques français et francophones ont engagé une résistance culturelle extérieure, refusant la défaite de la France. Depuis les territoires ralliés, comme depuis les lieux d’exil, la France libre se fit l’écho de leurs productions culturelles à travers tous les vecteurs possibles (arts, radio, cinéma…), afin de contribuer au relèvement du pays. Confirmant « qu’adossée au courage d’oser, à la volonté de proposer et à la puissance de l’espoir, la liberté est capable du meilleur », écrit l’historien Guillaume Piketty en introduction. Au début de l’occupation, en juin 1940, ce sont déjà des artistes (persécutés, antifascistes…) en transit à Marseille avant leur exil, qui comblent leur attente dans la créativité. Tels : Max Ernst, Wifredo Lam, Marcel Duchamp, Jacques Herold, Victor Brauner et André Masson.
DEPUIS LONDRES
S’ils furent rares les Français de métropole qui ont rallié Londres pour combattre, « jamais dans l’histoire des conflits humains tant de gens n’ont dû autant à si peu », écrira Winston Churchill. Parmi eux, René Cassin, architecte juridique de cette France libre, multiplie les interventions à la radio pour rappeler que le combat des idées face à la barbarie est aussi nécessaire que le combat des armes. Autre voix de la Résistance, celle de Pierre Dac dans l’émission « Les Français parlent aux Français ». Et tandis que la BBC diffuse de la musique de bal populaire, bal que le gouvernement de Vichy a interdit jugé décadent, des concerts de musique française et des expositions de peintres français affirment le rayonnement culturel de la France libre. Les services de propagande publient brochures, fanions, cartes à jouer, foulards à l’effigie des Forces françaises libres.
DEPUIS L’AFRIQUE ET L’AMÉRIQUE-LATINE
Dans le même temps, une autre résistance s’organise en Afrique et des artistes là encore y contribuent. C’est le cas de Henry Valensi (1883-1960) à qui l’on doit des tableaux comme La Marche des Alliés (1942) qui illustre la couverture du catalogue de l’exposition. Ou de Germaine Krull qui dirige le service photographique de la France libre à Brazzaville. Éditeur, Edmond Charlot né et installé à Alger publie Le Silence de la mer de Vercors et L’Armée des ombres de Joseph Kessel ; des œuvres d’écrivains interdites alors en France. Environ 500 comités de la France libre se forment dans une cinquantaine de pays, principalement dans l’ensemble Afrique-Asie et en Amérique latine pour mobiliser des fonds, des volontaires et gagner la sympathie des opinions. À Buenos Aires par exemple, la femme de lettres et éditrice Victoria Ocampo et l’éditeur Roger Caillois diffusent des publications en français qui permettent à la culture résistante de survivre.
DEPUIS LES ÉTATS-UNIS
Depuis les États-Unis et le Canada, d’abord conciliants avec le régime de Vichy, les voix sont rares à s’exprimer ouvertement pour la France libre parmi les quelques personnalités qui ont obtenu un visa. Elles se libèrent un peu à partir de fin 1941 et l’entrée en guerre des États-Unis. L’artiste Natacha Carlu peint Le Calvaire des innocents (1942 et La France enchaînée (1943) ; Ossip Zadkine sculpte sa Prisonnière, allusion à son épouse Valentine Prax restée en France et allégorie de la France occupée. Le moindre symbole national en exil est le bienvenu pour défendre la France libre. Même la monarchique Marseillaise, devenue républicaine et précieuse, fait florès, comme sur cette grandiose affiche de Natacha Carlu sur laquelle La Marseillaise de Rude se superpose à la tête de la statue de la Liberté de Bartholdi (vers 1942-1943). Son beau-frère, l’affichiste Jean Carlu réalise l’affiche La France emprisonnée (vers 1942) qui met Marianne derrière les barreaux. À Hollywood, en juillet 1942, l’écrivain William Faulkner signe avec Jack Warner un projet de film sur le Général De Gaulle. Il sera finalement abandonné pour plus urgent…car l’heure est au renforcement de l’alliance avec la Russie (!). Humaniste et patriote, l’acteur Charles Boyer fondateur en 1940 de la French Research Foundation en Californie pour promouvoir et aider la France libre, prête aussi sa voix à la version anglaise, diffusée sur les ondes américaines, de l’appel du 18 juin. Depuis New York, Alexandre Calder, qui a facilité la venue de plusieurs artistes et intellectuels français, crée des bijoux destinés à être vendus au profit de la France et le Mobile à la croix de Lorraine, dit France Forever, 1942 (acquis par le musée de l’Armée en 2020). En proie au remords d’avoir déserté son pays, Fernand Léger, dessine une carte de vœux République française avec une croix de Lorraine (1944). Pierre Matisse, qui a ouvert une galerie à Manhattan, expose à partir de 1940 les artistes en exil tout en promouvant la figure de son père Henri Matisse qui a refusé de quitter Nice, bien que le « Comité de sauvetage d’urgence » fondé par le journaliste américain Varian Fry ait voulu organiser son départ comme il le fit pour nombre d’artistes et d’intellectuels. Des exilés qui, pour certains d’entre eux, s’affirmèrent aussi des figures combattantes et dont cet ouvrage rappelle le vécu unique et l’action, montrant que l’art peut être un antidote au malheur et devenir aussi un acte de résistance.