Comment, sans faire table rase du passé, lui tordre le cou ? Pour Zwy Milshtein, peintre, graveur, sculpteur, écrivain d’origine moldave, ce sera en peuplant ses œuvres d’une multitude de figures, les éclaboussant de couleurs, d’ironie (parfois triste), de poésie et de beaucoup d’humanité. Un théâtre de visages et de figures intensément expressives d’hommes et de femmes -souvent oniriques comme des anges, têtes couronnées ou lutins-, qui ont peuplé son enfance marquée par la tragique odyssée qu’il a vécue entre 6 et 11 ans, aux heures les plus sombres du XXe siècle.
Zwy Milshtein (Grigory Isakévitch Milshtein, dit Grisha) est né à Kichinev en Moldavie en 1934. En 1939, les soviétiques entrent en Moldavie en vertu du pacte germano-soviétique. Isaac, son père, est arrêté et envoyé au goulag en Sibérie et n’en reviendra pas. La demeure des Milshtein est confisquée. Commence en 1941 pour Rita Milshtein et ses deux fils un exode à travers l’Europe de l’Est, qui passant par la Géorgie, l’Ukraine, la Roumanie, la Bulgarie et Chypre, s’achève huit ans plus tard en Israël. En 1956, Grisha, qui a abandonné durant l’exode son prénom pour celui de Zwy et qui a décidé de devenir peintre, part pour Paris grâce à une bourse d’étude. Il y restera jusqu’à sa mort en 2020. « Tout l’art moderne était à Paris. À New York, il n’y avait rien, c’est ensuite que c’est venu… » Il fréquente des personnalités de l’art aussi diverses que Chana Orloff, Braque ou Roland Topor qui l’invite à participer aux expositions du groupe actioniste Panique, au style de vie plein d’autodérision.
Milshtein met en scène ses personnages dans des compositions denses qui mêlent les religions, les cultures et de nombreux symboles épicuriens : verres de vodka ou de vin (Beaujolais de préférence où il installa son atelier de 2003 à 2018), gestes d’amour, pointes d’érotisme. Car si ce juif errant -non croyant- est hanté par le souvenir et la mélancolie, ce malicieux qui aime la vie sait les tenir à distance avec son ironie mordante. Un sens de la provocation qu’on retrouve même dans une série d’hommages aux grands maîtres, dont il admire le talent, mais qu’il n’a pas hésité à détourner de façon érotique comme pour Nattier, Gainsborough ou encore Vinci avec un très coquin Sourire de la Joconde (2008).
Sa peinture qu’il maltraite et triture, appliquant couleurs et matières en laissant une part au hasard avec des coulures et des taches, ajoutant collages et écritures, emplit tout l’espace de la toile ou du papier (qu’il adore au point d’en avoir fabriqué), sans respiration, ni point de fuite. Il faut la regarder de près, car elle est si fouillée, si dense, que le regard se perd à tout explorer et tenter de comprendre ce que l’artiste a voulu exprimer. La galerie Saint-Placide organise sa première exposition personnelle en 1957. Katia Granoff qui l’apparente à « Goya, peintre inoubliable des abysses humains », l’expose régulièrement.
Passionné de gravure depuis l’adolescence, Milshtein, qui se disait même « graveur-peintre » expérimente en permanence. Il va même tester la digigraphie, une estampe numérique réalisée sur un ordinateur et exécutée à l’aide d’une imprimante. « C’est extrêmement bizarre, écrit-il, mais la digigraphie issue de la haute technologie se rapproche davantage d’une impression artisanale que d’une impression industrielle. Et je trouve ça passionnant… » Ce qui conduit de célèbres éditeurs tels qu’Heinz Berggruen ou Arsène Bonafous-Murat à lui commander des pièces pour les exposer dans leurs catalogues. En 1978, le cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale lui consacre une exposition, « Milshtein Estampes ».
Sans jamais abandonner l’estampe, il fait un grand retour à la peinture au début des années 1980, après sa rencontre avec le marchand et historien de l’art Alin Avila. C’est à cette époque qu’il crée son chef-d’œuvre, Quo Vadis. Un monumental triptyque de 700 cm sur 260, composé d’un inventaire de toutes les figures qui ont traversé son œuvre. En 1998, Milshtein réalise la série des sept verres, une autre prouesse de peinture sur des papiers de plus de cinq mètres de haut. L’artiste, qui exulte dans le gigantisme, créa même quatre rideaux de scène de théâtre, comme aux Célestins à Lyon en 2013.
Du Musée d’art moderne de la Ville de Paris au MoMa à New York, en passant par le musée des Arts Décoratifs de Paris, le Cabinet des estampes de la BNF ou encore la Bibliothèque Royale de Belgique, les œuvres de Milshtein figurent aujourd’hui parmi les collections publiques françaises et internationales les plus importantes.
Présentée en libre accès dans le grand hall de la mairie du Xe arrondissement à Paris, l’exposition de cinquante œuvres sur papier ou sur toile, souvent d’un format impressionnant, offre un panorama de l’univers complexe de cet « enfant terrible de l’art » qui affirmait (avec ou sans autodérision ?) : « je me suis efforcé de faire une peinture comme on en voit dans chaque petit centimètre carré des chefs d’œuvres du passé. » Un univers de fables et de paraboles, intemporel et universel.
Catherine Rigollet