En faisant de James Ensor le centre ou le prétexte de quatre expositions, Anvers marque l’apothéose de l’année Ensor qui a commencé l’automne dernier à Ostende, ville où l’artiste est né et décédé (1860-1949). Plutôt légitime puisque le Musée Royal anversois (KMSKA), complètement rénové en 2022 possède la plus importante collection Ensor au monde et abrite l’Ensor Research Project qui dissèque depuis dix ans l’œuvre du maître flamand sous les aspects de l’histoire de l’art, du style, de l’iconographie et de la technique des matériaux.
La grande exposition rétrospective autant que thématique se déroule en effet au KMSKA alors que dans les autres musées anversois, MoMu (Musée de la mode), FOMU (Musée de la photo) et Musée Plantin-Moretus, il s’agit plutôt d’évoquer des aspects plus « périphériques » de son influence et de son travail, de souligner son empreinte sur l’art contemporain et la vision de la beauté ou, dans le cas de Plantin-Moretus, d’étudier son travail de graveur. Le commissaire de l’exposition « royale » Herwig Todts le souligne d’ailleurs dans le catalogue (« James Ensor, rêves fantasques », éd. KMSKA-Hannibal, 272 pages, 45 €) : « l’activité d’Ensor fut d’une polyvalence exceptionnelle […] polyvalence presque postmoderne. »
Au banquet des influences
La première partie de l’exposition montre l’étendue des influences d’Ensor ou plutôt la façon dont le jeune peintre belge s’est approprié les œuvres de ses aînés pour mieux les détourner. Ainsi se trouvent convoqués La Vague de Courbet ou Les Buveurs d’absinthe de Raffaëlli, des naturalistes dont Ensor s’inspire pour Le Nuage blanc et Les Ivrognes. Dans l’exploration de la lumière et des couleurs, Ensor avance, se proclame « le premier peintre impressionniste belge » -ce que ne lui dénigrent ni ses admirateurs ni ses détracteurs-, et se frotte à Manet et Monet, même à Renoir pour ses natures mortes. Pourtant, La Mangeuse d’huîtres (1882) ne fait pas l’unanimité dans les milieux artistiques belges lors de son dévoilement.
Ensor est déjà ailleurs qui dessine selon Rembrandt et Redon, balançant entre réalisme et symbolisme. En faisant la synthèse de toutes ces influences anciennes et modernes, Ensor trouve sa propre manière et invente ses visions singulières. Sa palette prend des couleurs, son dessin se complexifie. En témoignent au moins deux œuvres majeures, Adam et Ève chassés du Paradis (1887) et la série des Visions. Les Auréoles du Christ ou les sensibilités de la lumière (1886-1887).
Que la mascarade commence !
Avec sa collection de masques et de lanternes magiques, ses tentures et murs en rouge et noir, l’entrée de la seconde partie de l’exposition s’inspire de celle du Cabaret de l’Enfer, ouvert au pied de la butte Montmartre en 1892. C’est aussi l’entrée dans le monde des masques et de la mascarade qui ont fait l’essentiel de la renommée d’Ensor jusqu’à nos jours. Une réputation que l’exposition se fait justement fort de mesurer. Autour de 1886-1887, il est cependant vrai que la mascarade, le carnaval et le macabre envahissent peu à peu l’œuvre de l’artiste.
Même si Ensor ne se limitera jamais à cette seule thématique (ses natures mortes notamment réalisées tout au long de sa carrière représentent un quart de sa production picturale et firent l’objet de la première exposition « Ensor 2024 » à Ostende, trois raisons peuvent expliquer cette orientation majeure : l’air du temps esthétique, la tradition carnavalesque des Flandres et peut-être aussi l’influence d’épisodes de sa vie sur son œuvre. Ensor a grandi dans la boutique de souvenirs et masques de ses parents à Ostende et son père, notoire alcoolique vagabond, est retrouvé mort dans la rue un jour d’avril 1887… Même si sa première peinture « avec masques » date de 1883 (Les Masques scandalisés).
On peut situer le cœur de l’exposition dans l’espace qui magnifie l’incroyable et grand dessin (179,5 x 154,7 cm) La Tentation de saint Antoine fait de graphite, crayon de couleur, crayon noir et craie de couleur rehaussés de gouache et d’aquarelle. Ce collage de 51 feuilles assemblées en une scène fantastique et bigarrée évoque les tribulations de l’ermite qui fascinent le monde artistique en cette fin de XIXe siècle (La Tentation de saint Antoine de Flaubert est publiée en 1874). En digne héritier de Bosch et Brueghel, dans le foisonnement et le grotesque, Ensor utilise cet épisode de l’histoire religieuse pour mieux ridiculiser la religion et caricaturer la Belgique chrétienne d’alors. Car Ensor est un iconoclaste, un esprit anticonformiste et espiègle, un anarchiste à l’humour moqueur, un « pince-sans-rire ». Conservé ordinairement à The Art Institute of Chicago, ce dessin vaut quasiment à lui seul le détour par le KMSKA.
La fin de l’exposition nous invite à un « carnaval vibrant » de masques et de squelettes et même Les Masques raillant la mort. Mais aussi Le Squelette peintre ou les facétieux Squelettes voulant se réchauffer ! « Le masque représente pour moi fraîcheur de ton, décor somptueux, grands gestes inattendus, expression suraiguë, exquise turbulence », disait Ensor. Cette exposition qui annonce un James Ensor « au-delà de l’Impressionnisme » sait aussi nous montrer un Ensor au-delà des masques, cette thématique où il a été trop souvent cantonné.
Jean-Michel Masqué