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Formes vivantes : la céramique en quête du vivant

Entre art et sciences, l’exposition met en lumière les liens qui unissent le monde minéral et le monde du vivant, animal et végétal au travers de 350 œuvres en céramique de la Renaissance à nos jours, d’une incroyable richesse et diversité.

Associer la céramique au vivant, donc le minéral au végétal et à l’animal peut paraître doublement paradoxale car sa très haute cuisson interdit à tout vivant l’espoir d’y survivre. Mais la céramique a toujours exprimé le vivant depuis sa découverte et avec une incroyable liberté créative.
« La céramique, dont les propriétés plastiques paraissent infinies, semble s’extraire du champ de la matière inerte auquel elle s’apparente pour poursuivre une croissance mouvante, vivante, en constante évolution », souligne Judith Cernogora, commissaire de l’exposition Formes vivantes. Conçue par le musée national Adrien Dubouché à Limoges en 2019, l’exposition connaît un second souffle en poursuivant sa mutation au musée de Sèvres. Réunissant près de 350 œuvres, des céramiques de la Renaissance à nos jours, elle nous fait redécouvrir un médium qui inspire toujours autant aujourd’hui les artistes contemporains. L’exposition ouvre avec un petit cabinet de curiosités qui offre un condensé du propos et dévoile quelques pépites comme ce sucrier « argonaute » (époque Restauration) en porcelaine en forme de nautile, couvert à fond rose sur une base rectangulaire à fond or tout récemment acquis par le musée. Ou ce Trachyphyllia, une exceptionnelle concrétion marine en grès à la texture mousseuse de l’artiste japonaise Katsumata Chieko (née en 1950). Le parcours se divise ensuite en trois grandes parties : « Naturalismes », « Imaginaires organiques » et « À l’intérieur du vivant ».

L’entrée en matière est une plongée dans la frénésie créative de Bernard Palissy (vers 1510-1590), maître incontesté de la céramique naturaliste, avec ses plats – parfois monumentaux- ornés d’animaux (crustacés, poissons, lézards, serpents…) et végétaux, souvent réalisés par la technique du moulage sur le vif. Un artiste qui en arrivait (selon la légende) à brûler -faute de bûches- ses propres meubles dans son four pour ne pas interrompre la cuisson de ses merveilleux plats émaillés. Admiratif de l’artiste, Johan Creten (né en 1963) qui a contribué au renouveau du travail de la terre cuite et relancé la production de sculptures monumentales en grès émaillé tel son Bestiarium, des œuvres hybrides et organiques s’inspirant de la nature exposées en 2022 à Roubaix, a créé une série de Vagues en son hommage.
Le naturalisme prend aussi l’aspect de trompe-l’œil, un art traduisant un désir de se mesurer à la complexité et à l’infinie variété des formes de la faune et de la flore et que l’on retrouve dans les arts de la table à la française au XVIIIe siècle avec un attrayant assortiment de chou, pomme, citron, dindon travestissant terrines et boites. L’attrait pour le corps humain et le souhait de conserver sa trace s’exprime dans les masques mortuaires réalisés à une époque où la photographie n’existait pas. Il perdure chez des artistes comme Giuseppe Penone (né en 1947) avec l’empreinte de son poing serré sur un morceau de grès ou plus surprenant, chez Carole Deltenre (née en 1983) avec sa série subversive de moulages de vulves féminines montées en pendentifs.

Le style rocaille avec ses coquilles et ses coraux caractérise à merveille l’imaginaire organique qui va exploser dans l’art nouveau et son esthétique toute en courbe et son foisonnement végétal si bien représenté par des artistes comme Hector Guimard (1867-1942) ou Émile Gallé (1846-1904). Dès le début de sa carrière, ce dernier a conçu plusieurs œuvres en faïence et en verre ornées de coquillages, d’algues et de poissons, telle une onirique Main aux algues (1904) aux doigts ornés de bagues-coquillages.
La publication en 1859 de L’Origine des espèces par Charles Darwin qui remet en question l’ordre du monde va nourrir l’imagination des artistes de la fin du 19e siècle qui vont jouer avec les formes hybrides comme ce crapaud fantastique de Jean Carriès (1855-1894). Dans les années 1930, des artistes tels Joan Miró ou Jean Arp suggèrent le vivant au moyen de formes non figuratives, à la fois familières et énigmatiques dans un biomorphisme issu d’un croisement entre le surréalisme et l’art abstrait (Jean Arp, Entre feuille et oiseau, 1958-59). Encore aujourd’hui, des artistes trouvent dans la céramique un matériau idéal pour évoquer plastiquement des processus organiques. C’est le cas de Claire Lindner (née en 1982) dont les sculptures en colombins se prêtent à de multiples interprétations évoquant des racines, des protubérances, des tentacules nouées dans de subtils enchevêtrements. Des formes organiques aux couleurs pastel qui semblent avoir été poudrées sur la surface, du vert pâle au bleu turquoise en passant par des roses et des orangés sucrés, les enveloppant d’une suave sensualité.

La troisième partie de l’exposition est conçue comme un zoom à l’intérieur du vivant, avec des structures microscopiques, des sculptures anatomiques illustrées ici avec les grosses langues sanguinolentes de Marc Alberghina (né en 1959) et des dissections. Parmi elles, l’impressionnant Cut Squid III (2019, faïence émaillée) : un calamar découpé en morceaux par Elsa Guillaume (née en 1989) révélant sous son épiderme laiteux ses tripes d’un beau rouge vif. Une œuvre née de la fascination de l’artiste pour la faune marine et les océans et qui pour parfaire ses connaissances a embarqué à bord du bateau de la fondation Tara Océan qui consacre ses expéditions à l’étude du changement climatique et son impact sur le monde marin.
Une passionnante exposition entre art et sciences qui atteste du regard sensible, poétique, lucide et parfois inquiet que les céramistes d’hier et d’aujourd’hui posent sur le vivant, sa beauté et sa fragilité, et qui le transcrivent avec talent et inventivité.

Catherine Rigollet

Visuels : Bernard Palissy, décor de « rustiques figulines », 2e moitié du XVIe siècle. Sèvres – Manufacture et Musée nationaux.
Katsumata Chieko (née en 1950), Trahyphyllia ; Sèvres, Manufacture et Musée Nationaux.
Sucrier argonaute, en forme de nautile, en porcelaine de Sèvres, couvert à fond rose sur une base rectangulaire à fond or, 1819 (l. 23, h. 13 cm). Préemption en juin 2022 par le musée de la Céramique de Sèvres (vente Pescheteau-Badin).
Carole Deltenre, Série de portraits Nymphes, 2008-2015, broches, argent et/ou laiton, porcelaine, (feuille d’or). Collection de l’artiste.
Terrines zoomorphes en faïence. Production des manufactures françaises de Paul Hannong à Strasbourg et de Niderviller en Lorraine.
Claire Lindner, Blue Flow N°4, 2017. Grès émaillé. Limoges, musée national Adrien Dubouché, acquisition 2020.
Elsa Guillaume, Cut Squid, 2012, céramique et métal, 300 x 60 x 90 cm. Collection de l’artiste.

Archives expo à Paris

Visuels de l'artiste
Infos pratiques

Du 9 novembre 2022 au 7 mai 2023
Manufacture de Sèvres
2, place de la Manufacture – 92310 Sèvres
Tous les jours, sauf mardi, 10h-18h
Tarifs : 8€/6€ (expo et collections)
Gratuit tous les 1ers dimanches du mois
https://www.sevresciteceramique.fr