Henri-Gabriel Ibels (1867-1936) n’a pas de nos jours la notoriété d’un Bonnard ou d’un Toulouse-Lautrec, dont il fut pourtant très proche au temps de leurs jeunes années créatives dans l’effervescente dernière décennie du XIXe siècle. Cette exposition à Saint-Germain-en-Laye vient justement, en cette période où l’affiche XIXe (exposition le printemps dernier au musée d’Orsay) et le mouvement nabi (Impressions nabies. Bonnard, Vuillard, Denis, Vallotton,) sont célébrés, sortir de l’ombre un des artistes les plus actifs et engagés de cette époque, aujourd’hui très mal connu, sinon oublié.
Ce n’est évidemment pas un hasard si la première exposition personnelle d’Ibels depuis 1894 (!) investit cette fin d’automne le musée Maurice-Denis puisque les deux hommes furent très liés au sein du groupe des jeunes artistes (Bonnard, Ranson, Sérusier, Vuillard…), la plupart issus de l’académie Julian, qui fondèrent en 1888 le mouvement nabi.
Toujours dans le même esprit de proximité relationnelle entre deux artistes, l’exposition s’installera, dans une configuration différente, au musée Toulouse-Lautrec d’Albi au printemps prochain. Cette exposition, qui a obtenu le label d’exposition d’intérêt national, constitue assurément un événement dans l’histoire de l’art, au même titre que le catalogue qui lui est attaché (In Fine Éditions d’art, 224 pages, 250 images, 30 €), première monographie consacrée à Ibels. Elle propose une relecture passionnante de l’aventure nabie, et plus globalement d’une époque d’intense et multiforme créativité, à l’aune du parcours d’un artiste qui a multiplié les expériences dans des disciplines très variées.
Un artiste éclectique
Une première section permet de mieux connaître la vie de l’artiste, sa famille, sa formation et ses amitiés. Ibels sort de l’ombre comme un homme de fraternité et d’engagement. Un artiste éclectique aussi, par les techniques et les supports qu’il utilise, ce que développent les sept sections suivantes de l’exposition. La décennie 1890 est particulièrement faste pour Ibels qui multiplie les collaborations selon un des principaux préceptes des Nabis qui est de sortir l’art des ateliers et des salons. Il produit de nombreuses illustrations pour des revues et périodiques, comme L’Escarmouche de l’anarchiste Georges Darien, ce qui lui vaut son surnom de « nabi journaliste » ; tous les Nabis étant affublés d’un surnom, tel Denis : le « nabi aux belles icônes ».
Ibels fait connaître son œuvre dans des expositions collectives et la seule exposition personnelle de sa vie fin 1894. Il fait profiter les mondes du théâtre et de l’édition, qu’il fréquente avec plaisir et sens de l’observation aiguisé, de son talent de dessinateur et de lithographe. Pour longtemps, il se lie au comédien et metteur en scène André Antoine en commençant par créer les affiches et illustrer les programmes de son Théâtre-Libre. Il convainc même les principaux nabis et Toulouse-Lautrec de dessiner des cartons de vitrail commandés par le marchand d’art Siegfrid Bing.
« Caractériste »
Témoin de l’expansion de la société du divertissement, Ibels participe à la floraison de spectacles, cafés-concerts et cabarets, que Paris connaît alors. Il illustre des affiches et même des livrets de partitions et paroles de chansons à la mode. Cinquante-six des cent-trente-deux pièces de son exposition de 1894 sont d’ailleurs des illustrations de chansons. Grand amateur de cirque et de spectacles forains, Ibels s’intéresse aux figures qui peuplent ces univers, clowns, danseuses, hercules, lutteurs, écuyères… dont il réalise de nombreuses représentations sous la forme d’affiches et d’albums. Attaché à créer des types d’artistes du spectacle bien définis, et reproductibles sur différents supports, mais aussi des types de gens du peuple, Ibels use souvent de cadrages originaux tout en restant fidèle à une certaine esthétique nabie marquée par l’absence de perspective et l’utilisation de couleurs vives. De sensibilité anarchiste – il est très proche de son frère cadet André (1872-1932), poète et romancier, est le cofondateur de la Revue anarchiste – Ibels a toujours eu une fibre politique et populaire, sensible aux travailleurs manuels, laissés-pour-compte et marginaux de la société qu’il continue de croquer dans leur réalité laborieuse ou misérable. Au moment de « l’Affaire », pourfendeur de l’injustice, il s’engage à fond pour la cause dreyfusarde, se rapproche de Zola, crée même un journal illustré, Le Sifflet, pour contrer les nombreux périodiques antisémites.
Une fois la fièvre retombée, au tournant du siècle, Ibels poursuit son travail dans une veine humoristique, se définissant lui-même comme un « caractériste » plutôt qu’un caricaturiste, « observateur de la vie, dont il saisit le côté caractéristique, qu’il accentue, déforme, par le dessin et explique par la légende », ce qui le situe du côté de Forain ou Steinlen. Il est un des fondateurs de la Société des dessinateurs et humoristes tout en s’occupant aussi de défendre le droit d’auteur pour les artistes.
Costumier prolifique
Mais la grande affaire de la dernière moitié de sa vie, Ibels la trouve dans le monde du théâtre où il devient un costumier prolifique, auprès d’Antoine qui fonde un théâtre sous son nom puis dirige l’Odéon, se faisant même historien du costume qu’il enseigne dans différents établissements. Entre 1919 et 1926, il est directeur artistique et premier vendeur de « l’atelier Ibels de costumes de théâtre et travestis » qu’il a fondé au sein du magasin parisien du Printemps. Les recherches liées à la préparation de cette exposition ont permis de mettre à jour un important fonds de dessins inédits de cet Ibels « costumier ».
On comprend peut-être pourquoi dans cette profusion d’activités variées, certains pourraient dire cette dispersion, Henri-Gabriel Ibels a rapidement disparu de l’histoire de l’art, d’autant que nombre de ses œuvres non datées et dispersées n’ont pas facilité une recension méthodique qui aurait pu assurer un peu plus sa reconnaissance post-mortem. Plus dessinateur que peintre, Ibels a peut-être aussi souffert de l’intérêt moindre que suscitent les « arts mineurs »... Cette exposition, et le catalogue qui la complète, ont donc le grand mérite de faire ressurgir grâce à un impressionnant travail de recherche une figure majeure et attachante du mouvement nabi et, au-delà, du bouillonnement artistique, social et politique fin-de-siècle.
Jean-Michel Masqué










