En 2024, Judy Chicago (née en 1939 à Chicago dont elle a pris le nom pour son patronyme d’artiste) fait l’objet de deux grandes expositions, à Arles et à Londres. Dans la cité camarguaise, les grands espaces de l’ancien Magasin Électrique de la Fondation Luma se prêtent admirablement à la démesure de l’œuvre de l’artiste, si mal connue en France, et pourtant pionnière de l’art féministe à la fin des années 1960 avec ses œuvres centrées sur les femmes, remettant en question le paysage dominé par les hommes.
Le parcours couvre plus de soixante ans de sa carrière. Il ouvre sur un immense mur couvert de plus d’une centaine de petits tableaux représentatifs de ses premières expérimentations minimalistes dans les années 1960 et du début de son art féministe révolutionnaire des années 1970 (Minimalist and Early feminist periods). Une époque florissante durant laquelle, stimulée par le mouvement global de libération des femmes qui émerge, et en riposte directe avec le monde de l’art encore principalement dominé par les artistes, critiques et galeristes hommes, elle bouleverse les hiérarchies, crée des sculptures miniatures aux couleurs psychédéliques, des petits dômes en acier, adopte des formes de fleurs et de papillons en référence à l’iconographie d’artistes comme Georgia O’Keeffe, Agnes Pelton et Hildegard de Bingen et poursuit ses expérimentations formelles avec la peinture aérosol, faisant référence à la chair et au paysage à travers des formes rectangulaires dans des tons pastel.
Si Chicago crée et s’émancipe, elle milite aussi pour aider d’autres artistes femmes en fondant en 1970 le Feminist Art program à l’université d’État de Californie (Fresno) afin de répondre notamment à la marginalisation rencontrée par les femmes en écoles d’art.
Elle acquiert une renommée avec The Dinner Party (1974-1979), un monumental banquet symbolisant les réalisations de 39 femmes, aujourd’hui hébergé en permanence au Brooklyn Museum, à New York. Chacun des trente-neuf couverts de cette table triangulaire est dédié à une femme illustre de la Préhistoire au XXe siècle (Hatchepsout, Sappho, Aliénor d’Aquitaine, Hildegarde de Bingen, Artemisia Gentileschi, Anne Hutchinson, Virginia Woolf ou encore Georgia O’Keeffe). Chaque couvert comprend un jeté de table brodé du nom de la personnalité et une assiette de porcelaine peinte conçue pour refléter son œuvre, décorée d’un motif en fleur de vulve. Présentée sous forme de photographies à Arles, The Dinner Party est particulièrement mis en avant à Londres dans l’exposition Revelations, du nom du manuscrit enluminé inédit de Chicago écrit au début des années 1970 lors de la création de The Dinner Party et qui peut être écouté grâce à un audio-guide (jusqu’au 1er septembre 2024 à la Serpentine North).
Dans les années 1980 et 1990, Chicago s’ouvre aux préoccupations écologistes, aux inégalités sociales, à la procréation. C’est à cette époque qu’elle réalise un autre projet d’envergure, le Birth Project (1980-1985). Réalisé en collaboration avec plus de 150 brodeuses, il évoque la menstruation, la maternité et la naissance et associe des tableaux de corps de femmes portant des fœtus et des installations souvent percutantes comme une salle bain menstruelle avec des étagères de boites de tampons hygiéniques évoquant ces menstruations cachées depuis des millénaires car considérées comme une impureté féminine et un tabou (on pense au fabuleux lustre confectionné avec 25 000 tampons de Joana Vasconcelos (La fiancée) ; œuvre qui fut jugée inappropriée pour figurer dans l’exposition de l’artiste à Versailles en septembre 2012).
Le parcours se poursuit avec la série PowerPlay (1982-1987), co-réalisée avec son mari, le photographe Donald Woodman qui aborde les représentations de la masculinité, la guerre, la destruction, avec plusieurs séries récentes méditant sur la mort et l’extinction des espèces (2012-2018) ; des images figuratives réalisées avec de la peinture sur verre noir travaillé avec la technique du verre fusionné procédé de verrerie qui consiste à assembler à froid des pièces de verre.
Il se clôt avec The Female Divine, une installation architecturale monumentale constituées d’une plantureuse déesse paléolithique et de 21 bannières, confectionnées par des artisanes à Mumbai et s’interrogeant sur l’état du monde si les femmes le dirigeaient. En sortant, on ne manquera pas les gigantesques nymphéas roses flottants sur un bassin ; un hommage de Chicago à Monet.
Catherine Rigollet