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Manet / Degas

Ils sont presque jumeaux, Manet est né en 1832, Degas en 1834 et les analogies entre eux ne manquent pas. Mais s’ils ont copié les mêmes maîtres, entretenu des liens d’amitié, fréquenté les mêmes cafés et artistes, peint les mêmes motifs (les courses de chevaux, les cafés, les femmes nues à leur toilette, les scènes de plage), exposé parfois dans les mêmes lieux, faisant émerger une « Nouvelle Peinture », ils ont fini par entrer en rivalité, sans cesser de s’observer.

Ils se seraient rencontrés au Louvre, en janvier 1862, devant l’Infante Marguerite de Velàzquez dont Degas réalisait une copie gravée. Manet « goguenard » se serait étonné de l’audace de son confrère. Un début peu prometteur, mais ils se lient d’amitié. Degas peint Manet et sa femme dans leur intérieur, vers 1868-1869. Toutefois, Manet trouve que Degas a enlaidi son épouse et coupe la partie de la toile qui la représente ! Degas vexé remporte la toile mutilée …Il faut dire que le jeune Edgar est assez susceptible, intransigeant et sa parole est incisive. Ils se brouillent quelques temps, mais l’admiration du cadet pour son charismatique aîné qui a déjà à son actif le célèbre et controversé Déjeuner sur l’herbe (1863) n’est pas pour autant entamée. « Que ce gaillard-là a de talent ! », écrira-t-il dans une lettre au peintre James Tissot, en 1871. Il fera même plusieurs portraits de son ami Édouard. On ne connaît en revanche aucune représentation de Degas par Manet.

Amitié et rivalité

Issu de la bourgeoisie aisée comme Manet, Degas n’est pas à l’aise comme lui en société, ne reçoit pas artistes et journalistes dans son atelier, peine à finir ses toiles tant il s’interroge sur son art, son cercle amical et familial est plus restreint et il restera célibataire. Il est même qualifié de misogyne pour ses nues d’une expressivité des corps souvent dérangeante par leur intimité dévoilée ou pour ces femmes montrées dans des relations triviales ou troubles avec les hommes, comme dans Intérieur, dit aussi Le Viol (1868-1869), que l’on peut comparer avec la royale courtisane Olympia (1863-1865) du séducteur Manet (qui suscitera à l’époque une polémique inouïe). Et quand Degas peint une prostituée voutée, la peau grise et l’air hébété par l’alcool (Dans un café, dit aussi L’Absinthe, 1875-1876), Manet représente la même femme, Ellen Andrée, attablée devant son digestif au même café de La Nouvelle Athènes, mais le minois rose et la robe élégante, plongée dans un charmant et mélancolique abandon (La Prune, vers 1877). Manet aimera toujours traiter ses modèles avec une certaine majesté. Toutefois Degas sait aussi nous surprendre et nous ravir avec sa belle et rêveuse femme aux ibis et s’impose comme l’un des maîtres du nu moderne. Ses recherches du mouvement grâce au corps nu ou à celui des danseuses se poursuivront tout au long de sa carrière, jusqu’à ses sculptures réalisées à la fin de sa vie, alors que la cécité le gagne et qu’il peint moins. Si les deux artistes sont différents pour leur vie familiale, leur rapport aux femmes, leur quête de reconnaissance, l’affichage de leurs goûts littéraires ou de leurs opinions (tous deux républicains, Degas laisse l’actualité hors de son œuvre à la différence de Manet), ils le sont aussi vis-à-vis de l’impressionnisme.

Impressionnistes ou indépendants ?

Tandis que Manet fréquente Monet qu’il représente dans des scènes familiales à Argenteuil ou en train de peindre sur son bateau, tout en se tenant à distance de l’impressionnisme -qui n’en porte pas encore le nom-, Degas est actif au sein de ce groupe d’indépendants encore très disparate et contribue à leurs premières expositions en dehors du Salon. C’est à l’occasion de leur deuxième exposition à la galerie Durand-Ruel en 1876 que l’écrivain et critique Louis Edmond Duranty publie un texte sur cette Nouvelle Peinture que le critique Louis Leroy a qualifié d’impressionnisme en mai 1874, lors de la première exposition du groupe chez Nadar, ou Monet était présent. Degas, qui combat l’art officiel sous la bannière des impressionnistes, refusera toujours ce vocable, lui préférant celui d’indépendants.

Tous deux cherchent en tout cas à « faire vrai – laissez dire » (selon la devise exprimée par Manet lors de son exposition dans son atelier en 1876) ou réaliste et à insuffler à leurs œuvres la spontanéité de scènes prises sur le vif. En purs citadins, guère sensibles à la nature, Degas et Manet restent éloignés de la peinture de paysage en plein air. Ils sacrifieront toutefois aux marines et bains de mer pour répondre à la mode et aux débouchés commerciaux. Degas le fera notamment dans des œuvres au pastel, médium qu’il utilisera presque exclusivement à partir de 1888-1890 (voir la magnifique exposition « Pastels, de Millet à Redon », musée d’Orsay, jusqu’au 2 juillet 2023), livrant des visions fugitives, quasi abstraites. L’exposition a plutôt retenu sa toile, Bains de mer. Petite fille peignée par sa bonne (1869-1870), pour pouvoir la comparer à Sur la plage de Boulogne (1868) de Manet. Deux œuvres assez proches pour leur vision fragmentée et ironique des scènes de plage.

Leur représentation picturale est très liée au monde moderne qu’ils scrutent avec attention. Ils se disputent parfois l’antériorité des motifs. Même si chacun d’eux en livre sur la toile une interprétation toute personnelle. Degas reproche ainsi à Manet d’avoir peint des scènes de courses après lui. Toutefois, quand Degas montre l’avant course et les décors, Manet se focalise sur les chevaux au galop. La grande admiration de Degas pour Manet ne cessera pas. Il achètera de nombreux tableaux de Manet après sa mort survenue prématurément à l’âge de 51 ans. Et Degas, qui lui survivra plus de trente ans, avouera humblement : « Il était plus grand que nous le croyions ».

En étudiant les ressemblances et les différences entre les deux œuvres à partir d’un impressionnant corpus de peintures, pastels, dessins, gravures et documents, cette exposition organisée par les musées d’Orsay et de l’Orangerie et The Metropolitan Museum of Art de New York nous fait mieux connaître ces deux géants de la peinture. Un fructueux et beau dialogue dans un parcours de chefs-d’œuvre rarement réunis.

Catherine Rigollet

Archives expo à Paris

Visuels de l'artiste
Infos pratiques

Du 28 mars au 23 juillet 2023
Musée d’Orsay
Tous les jours, 9h30-18h
Nocturne jeudi jusqu’à 21h45
Fermé le lundi
Musée et expos : plein tarif : 16€
www.musee-orsay.fr


Visuels :
 Edgar Degas, « Femme sur une terrasse » (dit aussi Jeune femme et ibis), 1857-58 (retravaillé vers 1866-1868 ?). Huile sur toile, 100 x 74,9 cm. The New York, Metropolitan Museum of Art.
 Édouard Manet, « Le Balcon », entre 1868 et 1869 (Berthe Morisot au premier plan). Huile sur toile, 170 x 125 cm. Paris, musée d’Orsay.
 Édouard Manet, « L’homme mort », 1864. Huile sur toile, 75,9 x 153,3 cm. Washington, National Gallery of Art, collection of Mr. And Mrs. Paul Mellon.
 Edgar Degas, « Scène de Steeple chase », 1866 (retravaillé en 1880-1881 et 1897). Huile sur toile, 180 x 153 cm. Washington, National Gallery of Art, collection of Mr. And Mrs. Paul Mellon.
 Edgar Degas, « Dans un café » (dit aussi l’Absinthe), 1875-1876. Huile sur toile, Paris, musée d’Orsay.
 Édouard Manet, « La Prune », vers 1877. Huile sur toile, 73,6 x 50,2 cm. Washington, National Gallery of Art, collection of Mr. And Mrs. Paul Mellon.