À une époque où beaucoup de ses contemporains s’engageaient dans l’abstraction, Soutine (1893-1943) plongeait dans la figuration avec fougue, dans une explosion de couleurs et de déformations des corps. Le Kunstmuseum offre une nouvelle rétrospective à cet artiste torturé.
La déformation est une constance chez Chaïm Soutine (1893-1943), qu’il s’agisse de ses portraits empathiques de gens simples qu’il défigure pourtant sans complaisance, ses paysages avec des villages vacillants ou tordus jusqu’à la folie, ses volailles flasques à la chair décomposée, ses natures mortes à la raie, ses bœufs écorchés sanglants. La dramaturgie des œuvres de ce peintre témoigne d’une existence précaire vécue en marge de la société. Taiseux, l’artiste n’a pas commenté ses œuvres, on sait qu’il eut une enfance misérable, dans une famille juive orthodoxe dans une petite ville située non loin de Minsk, dans l’actuelle Biélorussie. Son père est raccommodeur, souhaite que son fils se forme à un métier manuel et s’oppose à ce qu’il suive des cours de dessin. Soutine passe outre. Il vit alors l’exil et l’errance. D’une santé fragile (des douleurs à l’estomac l’empêchent de plus en plus à travailler), il meurt dans la souffrance à 50 ans.
Une vie tragique peut-elle expliquer à elle seule une œuvre aussi poignante ? Ou cache-t-elle aussi de pures expériences artistiques ? Quelle que soit sa source, la force d’expression, la flamboyance des couleurs, l’équilibre entre mesure et démence sont là, l’originalité et la puissance de l’œuvre aussi que surent reconnaître, dès 1922, le marchand d’art Paul Guillaume, le docteur Barnes, l’excentrique décoratrice Madeleine Castaing, et le galeriste Bing qui offre à Soutine sa première exposition personnelle en 1927. La fortune de Soutine arrivé pauvre en 1913 à Paris est désormais assurée. Si sa notoriété est moindre que celle de son ami et compagnon de route Amedeo Modigliani ou de Marc Chagall par exemple, il est remarqué par les représentants de l’expressionnisme abstrait, de CoBrA et de la School of London. Willem de Kooning (qui dira : « j’ai toujours été fou de Soutine »), Jackson Pollock et surtout Francis Bacon sont ses admirateurs les plus connus. Des artistes contemporains comme Dana Schutz, Thomas Hirschhorn et Imran Qureshi citent également Soutine comme une figure inspirante clé.
Cette grande rétrospective comprend quelque 60 œuvres de toutes les périodes de la carrière de l’artiste, dont six œuvres de la collection du Kunstmuseum Bern ainsi que des prêts internationaux consentis entre autres par le Musée d’Orsay et de l’Orangerie ainsi que le Centre Pompidou de Paris, la Tate de Londres, le Museum of Modern Art de New York et la National Gallery of Art de Washington. Elle couvre tous les genres caractéristiques de Soutine – portraits (Le Valet de chambre, Le Groom, Le grand enfant de chœur, Le tzigane…), paysages (Paysage de Cagnes, Les maisons) et natures mortes (Le bœuf écorché, Le Poulet pendu devant un mur de briques) – avec un focus sur les premières décennies de sa carrière.
L’opportunité pour un plus large public de redécouvrir ce peintre singulier et terriblement émouvant.
C.R