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Quadrillages et bifurcations France/Palestine

C’est dans une « folie » (architecturale), au cœur d’un verdoyant jardin, que la mairie du 20e arrondissement a invité l’artiste palestinien Taysir Batniji (né en 1966 à Gaza) à exposer ses œuvres. Artiste pluridisciplinaire, Batniji vit entre France et Palestine depuis les années 1990. Si la Palestine était omniprésente et « demandante » dans ses œuvres exposées au MacVal fin 2021 (voir https://lagoradesarts.fr/-Taysir-Batniji-au-Mac-Val-.html), sa présence est ici plus discrète. Elle occupe la première salle, mais il faut une démarche volontariste de la part du regardeur : flashez avec votre téléphone l’un des 8 QR codes dessinés au crayon et alignés sur le mur ; sur votre écran, vous découvrirez le destin d’objets jamais parvenus à leurs destinataires en Palestine - une crème de beauté, un pot de miel, un cadeau pour la belle-mère, une bouteille de whisky pour un poète ami...À chacun de reconstruire son histoire avec l’explication succincte donnée par l’artiste. Sur un autre mur, des captures d’écran, illisibles pour la plupart car pixelisées ou masquées de vert, témoignent de conversations WhatsApp interrompues par les réseaux fragiles entre France et Palestine (Disruptions, 2015-2017). À côté, un diptyque photographique intrigant, comme deux toiles abstraites plus ou moins monochromes, qui devient signifiant (passage du temps, usure des choses) quand vous comprenez que ce sont les photos à quelques années de distance d’une table de café où les hommes de là-bas jouent aux dominos. La couleur de la seconde est usée en son centre par les jeux à répétition. (Tabula Ghaza, 2019). Dans cette première salle, mémoire, souvenirs, éloignement, étirement du temps et des distances, expatriation sont illustrés avec délicatesse, sans ressentiment tangible.

Les trois autres salles sont porteuses d’une thématique plus française. Batniji a été heureux durant ses années dans le 20e arrondissement, il en a tiré une sorte de journal urbain en images (photos ou vidéos), instantanés de vies, traces d’un pas lourd dans l’asphalte frais (Pas perdus, 2019-20), photos spontanées de ces significatives insignifiances que l’on finit par ne pas voir sur les trottoirs tout au long d’un trajet quotidien, sauf si un artiste leur permet d’exister : marques dans le goudron, objets abandonnés, feuillage tombé etc... (Grounds, 2008). Cette dernière œuvre est en devenir, sans que l’artiste envisage encore d’y mettre un point final.
Dans une série de photos en couleurs grand format (Chambres, 2005), le coup d’œil de l’artiste, est-il indiscret ou indifférent ? découvre 11 chambres désertées, 11 lits inutilisés, mais prégnants encore de la présence de celui ou celle qui l’a occupée, en l’occurrence, des acteurs logés temporairement au Mans, lors d’un spectacle de leur troupe. Toute l’œuvre de Batniji joue sur les hiatus : présence/absence, proche/lointain, natif/étranger, mais toujours sans rancune, avec sérénité, voire tendresse.

Entourés par ces lits, deux objets que l’on avait vus au MacVal. La valise ouverte dont les deux moitiés, cette fois-ci, sont remplies de sable. Deux tas de sable : pour la France et la Palestine ? « Ma patrie est une valise », écrivait Mahmoud Darwich, le poète palestinien. Pour Batniji, deux patries sont aujourd’hui sa seule valise pour un seul cœur. L’autre objet est un jeu de clés en verre. Version fragile, comme ses souvenirs, des clés de sa maison de Gaza. L’artiste propose d’ailleurs en fin de parcours de photocopier en noir et blanc son propre jeu de clés et de l’afficher. On hésite, on décline, pour cause de banalité d’un objet qui n’est encore chargé d’aucune mémoire, ni porteur d’aucune Histoire.
Une exposition un peu déroutante si l’on a suivi l’artiste dans sa trajectoire artistique, mais une exposition à découvrir. La Palestine est bien là, mémorielle, sans pathos. Aux pages palestiniennes, Batniji ajoute maintenant des pages françaises, urbaines, observées avec un soin d’entomologiste. Outre les délectables finesse et élégance de son travail, on sent une joyeuse reconnaissance de Taysir Batniji envers la France, son pays d’adoption.

Élisabeth Hopkins

Archives expo à Paris

Visuels de l'artiste
Infos pratiques

Du 1er juin au 21 octobre 2023
Pavillon Carré de Baudoin
121 rue de Ménilmontant 75020
Du mardi au samedi, 11h à 18h
Nocturne le jeudi jusqu’à 20h30
Entrée libre
www.pavilloncarredebaudouin.fr


Visuels :
 Grounds, 2008 (série en cours - détail). Photographies numériques couleur, tirages sur papier dos bleu, Courtesy de l’artiste © Taysir Batniji.
 Sans titre, 2014. Trousseau de clés en verre, échelle 1/1, Courtesy de l’artiste et de la galerie Sfeir-Semler, Hambourg / Beyrouth © Taysir Batniji.
 Disruptions, 2015-2017. Série de 39 captures d’écran, tirages jet d’encre sur papier Canson Archive satin RC, 24 x 16 cm (chaque), Courtesy de l’artiste et des galeries Sfeir-Semler, Hambourg / Beyrouth, et Éric Dupont, Paris © Taysir Batniji.
 Sans titre, 1998-2021. Valise, sable, dimensions variables. Mac Val, Vitry-sur-Seine © Taysir Batniji.