Après François Boisrond, Martial Raysse, Orsten Groom, Pierre-Luc Poujol ces trois dernières années, le musée de Sète poursuit avec Philippe Cognée (né en 1959) sa revue des contemporains capitaux, des artistes qui révèlent le monde dans sa marche folle, dans le secret de ses entrailles, ponctuée ici et là d’éclaircies de beauté éclatante.
Comme son titre l’indique, l’exposition présente l’œuvre de Cognée sous le prisme du temps pour éviter la banale chronologie mais surtout parce que l’artiste n’a cessé depuis ses débuts dans les années quatre-vingt d’interroger le passage du temps. Tout juste diplômé des beaux-arts de Nantes en 1982, n’a-t-il pas participé à sa première exposition collective intitulée « Figures du temps » ! « Aux côtés de figures comme Baselitz et Richter, Philippe Cognée s’impose parmi les artistes qui savent traduire visuellement notre perception contemporaine du temps », estiment les deux commissaires, Olivier Weil et Stéphane Tarroux, aussi directeur du musée Paul Valéry.
Dans les portraits et autoportraits, rares dans l’œuvre de Cognée qui nous accueillent au seuil de l’exposition (section « L’image de soi, miroir du temps »), on ressent cette empreinte du temps, les années qui défilent floutant les visages et les corps dans une image fixe cependant. En ses débuts, en sortant de l’apprentissage, l’artiste s’engage dans le labyrinthe (Labyrinthe I), illustrant son roman des origines où se mêlent les images mythologiques
(Minotaure), préhistoriques (Chevaux dans un pré comme une peinture pariétale) et quelques traces d’histoire de l’art et de son enfance africaine (il a vécu au Bénin de 1962 à 1974). « Figure du labyrinthe que l’on peut ainsi lire comme une métaphore de la création, cycle perpétuel de destruction et de renaissance. Ce qui fondera toute la recherche de Philippe Cognée dont l’obsession première reste l’épreuve du temps et qui fouillera chacun de ses thèmes, dans ses profondeurs secrètes, avant de passer à un autre, puis un autre, sans craindre de se perdre dans le labyrinthe », analyse Amélie Adamo dans le catalogue « Philippe Cognée. L’œuvre du temps » (éd. Snoek, 304 pages, 39 €).
Dans les mêmes années, Cognée se frotte au quotidien pour fixer l’instant, l’éphémère. « Peindre pour sauver de l’oubli » est d’ailleurs titrée cette section de l’exposition. Ses toiles montrent, comme « filtrés » par le temps, sa femme et ses fils sur la plage, des natures mortes de chambres d’hôtel et de tables dressées… Des apparences ou des apparitions ? Il inaugure dans cette période deux techniques qui seront désormais sa marque de fabrique : des petites photographies recouvertes de peinture (deux cents photographies de Sans titre, 1997) et la technique de l’encaustique et du fer à repasser (*). Cognée s’engage alors, et jusqu’à aujourd’hui, totalement dans « l’épreuve du temps », représentant son travail d’usure ou d’effacement sur les être comme sur les choses : façades d’immeubles (les 32 pièces de Sans titre, 1997-2024 ou Traverser la ville 1 et 2, 2024), châteaux de sable, fleurs (Amaryllis 1, 2, 3, 2022).
« L’exposition suit l’idée que la peinture réside non pas dans l’imitation du réel, mais dans l’interprétation d’un déplacement par rapport au réel. Nous avons l’impression d’un monde sophistiqué, mais notre monde finit en ruines », dit Cognée dans l’entretien qu’il donne à Anaël Pigeat dans le catalogue (p.32). On peut aussi se demander si l’on regarde des images de ruines ou des tentatives de capter un souvenir… La peinture de Cognée sait en tout cas rester à la limite de l’érosion, de la disparition et provoquer des vertiges.
La mort n’est jamais loin de cet effacement annoncé, cette finitude que l’artiste représente à travers Memento mori et vanités, les crânes, le corps et ses organes (cœur, cervelle, sexe) mais aussi des carcasses d’animaux (impressionnante série de trente-six tableaux rassemblés dans une même pièce). Renouant aussi avec des motifs iconiques de l’histoire de l’art
(on se souvient de son Catalogue de Bâle, un ensemble titanesque d’un millier de petits formats, copies d’œuvres réalisées entre 2013 et 2015 et exposées au musée Bourdelle en 2023).
De cette confrontation au temps qui passe, jeu dialectique entre le souvenir et l’oubli, Cognée ajoute ces dernières années à son œuvre une dimension de critique sociale face aux dérives de la consommation et de la mondialisation : amoncellement de déchets de Grand Théâtre ou d’individus de Foule ou encore les paysages urbains vus du ciel comme une succession de cases vides. Pourtant Cognée s’apaise parfois, évoque le calme dans la tempête, invite à contempler la beauté du monde en contrepoint de son tumulte (Paysage, Forêt enneigée 1, Champ de coquelicots, Sous le soleil, tournesols n°1, La lumière vient des fleurs et le très récent La lune se lève sur la mer calme). On se croirait même revenu à un impressionnisme moderne ! Cette section est joliment intitulée « Temps suspendus ». Cognée aime aussi les livres et les écrivains, comme une échappée hors du réel trop étouffant et comme une façon de changer de formes d’expression avec le dessin et la gravure, ce que nous montre une grande vitrine finale où sont exposés des livres d’artistes ou livres-objets qu’il a illustrés ou cosignés. Le temps des livres est une belle force tranquille.
Jean-Michel Masqué







