Nous n’en finirons jamais avec Picasso (1881-1973). Certains peuvent le regretter, d’autres s’en féliciter. Il n’en reste pas moins vrai que l’œuvre protéiforme de ce diable d’homme a toujours quelque chose à révéler, quel que soit l’angle des expositions qui lui sont consacrées au fil des ans. Porté par un partenariat franco-espagnol, le cinquantenaire de sa disparition a donné lieu à une commémoration internationale foisonnante (détails sur museepicassoparis.fr/fr/celebration-picasso-1973-2023). L’Espagne, sous l’impulsion de la grande curatrice et spécialiste de l’artiste Carmen Giménez, a choisi de mettre en avant Picasso sculpteur, un versant de son art que son pays natal n’avait encore jamais honoré. Sachant l’importance de ce thème dans l’art picassien en général, cette exposition a choisi de se focaliser sur le corps et la figure humaine.
En cet automne, après leur passage au musée Picasso de Malaga, c’est au Guggenheim Bilbao qu’une cinquantaine de sculptures réalisées entre 1909 et 1962 prennent leurs aises dans les immenses salles du second étage du monument de Frank Gehry, (génial architecte du mouvement). Elles ne manquent pas de place dans les sept salles où se trouvent la majorité des œuvres et les deux « niches » qui en abritent une seule chacune, Petite fille sautant à la corde (salle 201) et Femme debout (salle 204). Dans les salles, les sculptures semblent même parfois un peu perdues, écrasées par l’espace immaculé qui les entoure. De surcroît, la documentation est absente auprès des œuvres exposées, les cartels se trouvant même relégués sur les murs. Ce qui fait que l’on entre dans cette exposition comme dans un monde d’emblée étonnant, presque mystérieux, où le visiteur se trouve confronté à l’œuvre brute, sans médiation. Ce choix vise peut-être à provoquer un choc esthétique pur de toute scorie informative ou interprétative. Certes, un « espace didactique » est bien dévolu à l’exposition mais hors des salles puisqu’il occupe un long couloir entre une salle d’exposition et une issue de secours ! On y trouve notamment un film documentaire réalisé en 1953 où Picasso s’amuse à modeler des colombes à partir d’amphores.
Car on ne peut jamais vraiment dissocier chez Picasso l’ironie, voire le rire, de la provocation parfois, de l’imagination débordante et de la créativité débridée toujours. Picasso crée comme il respire et s’en délecte. On a compté au fil de sa longue carrière à peu près 700 sculptures pour 4500 peintures. Pourtant, la plupart des spécialistes ne surestiment pas une discipline par rapport à l’autre, les deux se faisant souvent écho au cours de la plupart des différentes périodes créatives de l’artiste. Pierre Daix, dans son Dictionnaire Picasso (éd. Robert Laffont, 1995, p. 820), écrit : « Picasso a été au moins aussi grand sculpteur que peintre, mais, pour lui, ces deux aspects de son travail ont toujours été complémentaires, parce qu’il avait découvert très tôt que le passage de l’un à l’autre lui permettait précisément de mettre au jour ce qu’est la peinture ou la sculpture. » On en regretterait presque que l’exposition de Bilbao néglige ces liens, ces correspondances, entre peinture et sculpture, évitant peut-être ainsi un exercice de contextualisation trop expert…
Seule dans la première salle, La Femme au vase (1933) nous accueille. Cette grande divinité difforme est symbolique à plusieurs titres puisque l’autre exemplaire en bronze surmonte la tombe de Picasso au château de Vauvenargues et que le modèle exposé ici fait partie de l’« héritage Guernica » donné à l’Espagne après la dictature, comme Picasso lui-même l’avait voulu. Un modèle en ciment, aujourd’hui disparu, était d’ailleurs installé près du pavillon espagnol de l’Exposition universelle de 1937. Dans la salle suivante, le buste
« cubiste » de Fernande (1909) darde ses facettes à proximité de Figure : Projet pour un monument à Guillaume Apollinaire (1928) tout en fil de fer, de cette période des « dessins dans l’espace ».
Plus loin, autre époque, autre inspiration, autre style : c’est le temps du manoir de Boisgeloup (Eure) dont Picasso a transformé au début des années trente les communs en atelier de sculpture, y dissimulant par ailleurs ses amours avec Marie-Thérèse. D’où les têtes et les bustes inspirés par la jeune femme dans ce laboratoire où émerge aussi plusieurs longilignes Femme debout (1930) en sapin sculpté ou encore Tête casquée (1933), ce guerrier au nez et au cimier démesurés, ce soldat grotesque et drôle. La guerre de Picasso dans Paris occupée est illustrée entre autres par deux têtes, le buste de Dora Maar Tête de femme (1941) et Le Crâne (1943). Mais déjà reviennent une nouvelle vie et d’autres matériaux à soumettre, Femme enceinte (1950-1959) en plâtre et gomme laquée, surgissent d’autres formes avec Les Baigneurs (1956). Les objets trouvés deviennent matière à sculpter. Dernière période dite de « sculpture picturale » où Picasso découpe, plie et peint des tôles, série des Sylvette (1954) jusqu’à Tête de femme (Jacqueline) (1962).
Après cette date, jamais plus ne reviendra la sculpture dans l’art de Picasso. Abasourdi par ce tumulte picassien, le visiteur, d’un balcon de ce deuxième étage du musée, laisse le regard plonger sur les sculptures monumentales qui composent La Matière du temps de Richard Serra, un autre chemin pour se poser, s’évader, rêver plus grand…
Jean-Michel Masqué