Dans la grande famille Morisot-Manet-Rouart, on ne compte plus les artistes : des plus célèbres comme Berthe Morisot et Édouard Manet, aux moins connus comme Henri et Augustin Rouard, ou Julie Manet (1878-1966). Fille unique de Berthe Morisot et nièce d’Édouard Manet, muse de sa mère qui fit d’elle quelque 70 portraits, collectionneuse, elle consacra davantage sa vie à valoriser la peinture impressionniste, notamment celle de sa mère, que d’exposer ses propres œuvres, ne s’étant
jamais considérée comme un peintre à part entière. En 2021, Le musée Marmottan-Monet a réparé cette injustice en lui consacrant une exposition. En 2025, Les Franciscaines à Deauville lui en dédient une autre en l’associant à ses cousines Jeannie et Paule Gobillard, « l’escadron volant » comme les surnommait le poète Stéphane Mallarmé qui fut le tuteur de Julie. Un trio inséparable de jeunes femmes éprises de liberté, qui voyagent, partagent le même appartement pendant plusieurs années (un esprit d’émancipation peu habituel pour l’époque), et peignent.
En s’appuyant sur le Journal de Julie Manet, l’exposition raconte en tableaux, aquarelles, lettres et photographies des morceaux de vie à la fois bourgeoise et bohème et d’apprentissage des trois cousines. « Je suis contente quand je peins beaucoup, c’est pour moi une grande jouissance », écrit Julie le 15 décembre 1896. Elle a dix-huit ans et la peinture est un baume à son cœur meurtri par les deuils. Elle a perdu son père en 1892, sa mère en 1895 et s’est rapprochée de ses deux cousines elles-aussi orphelines de leur mère. Toutes trois dessinent côte à côte. Elles se portraitisent mutuellement et représentent les mêmes paysages de Bretagne, Bourgogne ou Normandie (Rouen, Honfleur, Trouville, Caen).
Outre l’influence d’Édouard, l’auguste oncle de Julie, celle de Renoir est encore plus manifeste. Julie dans son journal raconte les séances de peinture en plein air, comme cette étude représentant deux petites filles sur la plage à Pont-Aven. À la demande de Renoir, elle a placé l’horizon plus bas sur la feuille qu’elle n’en avait l’habitude, conférant profondeur à la composition. On retrouve aussi la touche ondoyante de Renoir dans plusieurs des œuvres des jeunes cousines. Chez Julie dans sa Jeune femme à l’étole d’hermine (1898-1899), mais surtout chez Paule Gobillard, sans doute la plus productive des « Petites Manet » comme les désignait Renoir. Une vingtaine de ses tableaux sont exposés, dont un tendre portrait de Julie (vers 1900) qui sert d’illustration à l’affiche ou encore La Lettre (vers 1900) dans lequel elle peint sa sœur Jeannie (davantage portée sur le piano que sur le pinceau) annonçant son prochain mariage avec Paul Valéry ; une toile qui légitime les critiques qui qualifiaient l’art de Paule de « renoiresque ».
L’exposition d’une centaine d’œuvres, issues des collections du musée d’Orsay, du musée Marmottan-Monet, du musée des Beaux-arts de Rouen et de collections particulières, présente des aquarelles et peintures du trio. Mais aussi de leur entourage proche. Édouard Manet et son célèbre portrait de Stéphane Mallarmé (1876), prêté par Orsay. Pissarro (Le Pont Boïeldieu à Rouen). Édouard Vuillard (La Maison de Mallarmé à Valvins, 1896). Ou encore Jeanne Baudot, amie d’enfance du trio, qui elle aussi consacra sa vie à la peinture dans le sillage de Renoir qui fit plusieurs portraits d’elle, participa à sa formation et l’encouragea à peindre. Renoir, dont on préférera à son portrait de Julie, guère flatteur, peint en 1899, celui « au chapeau liberty » esquissé par Berthe Morisot en 1895. Plein de tendresse et émouvant, car le dernier.
Catherine Rigollet