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Lionel Sabatté. Pollens clandestins

Chaque retrouvaille avec Lionel Sabatté révèle de nouvelles surprises. Après sa grande exposition au musée d’art moderne de St Étienne en 2022, c’est à Chambord qu’on le retrouve en 2023. En résidence au château pendant trois mois de l’hiver, l’artiste (né en 1975) qui pense et travaille à partir de l’informe, de la corrosion et de matières dévalorisées telles que la rouille ou la poussière a eu tout loisir pour s’imprégner de l’esprit du lieu, avant d’installer des œuvres diverses dans la forêt, les jardins et le château.
Dans ce lieu royal, pas question toutefois d’abandonner son matériau favori, la poussière, collectée jusque-là dans les couloirs de la station du métro parisien Châtelet-Les Halles. Il en a donc récolté des sacs entiers dans les vastes espaces intérieurs du château. Une poussière, informe, invisible, rebut de l’homme, mais métaphore de l’humain, puisqu’elle est surtout composée de cheveux, de pellicules et de poils.

Lionel Sabatté vit un rapport intime avec la nature, l’animal, le vivant humain et le vivant non humain et ses œuvres le reflètent. Sur les bords d’un étang, il a niché sa Dame du lac, 2023, chouette pérenne de 5 mètres de haut, un entrecroisement lâche de fers à béton enracinés dans le sol, recouverts de ciment et de filasse. L’oiseau tourné vers les arbres, l’œil perçant, accueille, à l’abri de son aile déployée, celui qui veut observer discrètement le balbuzard qui a construit son nid de l’autre côté de l’eau.

Derrière le château, 29 sculptures totémiques de bronze où se perche une tête d’oiseau, 29 « champs d’oiseaux », que l’on aurait pu entendre « chants d’oiseaux » si on n’avait lu le cartel. La plus grande mesure neuf mètres, mesure étalon utilisée lors de la construction du château, connue sous le nom de « mètre Chambord » qui détermine, entre autres, le diamètre du spectaculaire escalier à double révolution. Œuvre oxymore gracieuse que ces oiseaux ancrés dans le sol, empêchés d’envol, le bec résolument clos.

Dans le château, on découvre, sans la répugnance que l’on s’attendait à éprouver, cent « portraits de poussière » indéfinissables, monotones, rassemblés en une vaste fresque. Serait-ce ici un enfant ? un vieillard ? une femme portraiturée par ses propres cheveux ? Les courbes des visages sont dessinées avec quelques cheveux (un medium qui vaut bien la plume de la bécasse la plus fine des enlumineurs d’antan), la chevelure est plus dense, et les yeux un minuscule nid de poussière. Des yeux qui jaugent, jugent, et dont on a du mal à se détacher.

La meute, 2006 rassemble cinq loups faits de moutons de poussière sur structure métallique. L’un hurle à la lune, un autre lèche sa patte. Attachants, ces loups faits de moutons doux et gris (La Fontaine, qu’en dis-tu ?). Quel est leur message ? Vont-ils s’enfoncer dans les futaies des Poussières des cimes de Chambord, 2023, photos de forêts sur lesquelles l’artiste a projeté de l’encre et de la poussière de son atelier pour les rendre irréelles, oniriques ?

Nulle technique, nul medium n’arrête Lionel Sabatté tant qu’il peut y inclure de la poussière. Revenant à la peinture de ses débuts (il se dit « fondamentalement peintre »), il « épouse » les murs vides : six huiles sur toile, sans cadre, peintures gestuelles, empâtées, emprisonnant des fragments de tissus de soie et de la poussière, à mi-chemin entre figuratif et abstraction. Au milieu d’océans mêlant leurs eaux aux couleurs de la planète, tels qu’on pourrait les voir depuis l’espace, on croit deviner un étalon gris cabré (Chevauchée, Chrysalide, 2022). Sur chaque toile s’écrasent, s’envolent ou se dispersent des formes non identifiées, dans lesquelles l’imagination se perd, reprend pied, fragments d’un univers si proche et pourtant si lointain. Plus loin, deux peintures monumentales (195 x 300cm) offrent une même composition : autour d’un trou noir filamenteux, des fragments de tissu, de la poussière, font vivre l’huile brune, jaune et ocre de la surface de la toile. Titrées Pollinisateur tellurique, 2022 et Pollinisateur luciole, 2022, elles renvoient peut-être aux aspects des planètes telluriques (dont notre Terre) ou gazeuses, à leurs implosions et explosions. Là encore, à chacun d’interpréter l’impétuosité de ces deux peintures.

On ne vit pas impunément plusieurs mois, entouré de salamandres sculptées dans les murs et les plafonds d’un château, cette salamandre quasi mythique, emblème de François Ier, initiateur du château. On les retrouve avec Salamandres nutrisco et extinguo, 2023, oxydations de fer et de bronze sur papier blanc. On ne pourra manquer le petit cabinet de curiosités, relance de la pratique en vogue à la Renaissance. Son bestiaire ravirait un entomologiste : sous une cloche, un animal identifié comme Éphémère, 2012, fait d’ongles et de peaux mortes. Dans un cadre, Extension d’une reine, 2013 faite d’une abeille reine, d’ongles et de peaux mortes, escortée de son ouvrière qui, elle, n’inclut pas d’abeille. Et plus loin, de minuscules figurines dansant un ballet avec leur ombre. En faisant de ses œuvres un hommage au vivant, à la beauté, à la fragilité, Lionel Sabatté incite chacun à réenchanter son environnement, à l’aune de son imagination et ou de son implication.

Une escapade pour les beaux jours recommandée sans modération.

Elisabeth Hopkins

Archives expo en France

Visuels de l'artiste
Infos pratiques

Du 14 mai au 27 septembre 2023
Domaine national de Chambord
41250 Chambord
Ouvert tous les jours, 9h à 18h
Entrée : 16 €, gratuit pour les ressortissants européens
de moins de 26 ans.
www.chambord.org


 En plus des quelque 150 œuvres visibles à Chambord, Lionel Sabatté a actuellement une œuvre, La Membrane, installée dans le parc du château de Chaumont, et une autre suspendue dans l’église du Monastère royal de Brou à Bourg-en-Bresse. Le tissu est fait de fragments de peau de milliers de personnes. Ces œuvres sont visibles respectivement jusqu’au 29 octobre et jusqu’au 1er septembre 2023.


Visuels :
 Portrait de L.S devant Dame du Lac, 2023. Photo E.H. La meute, 2006 (détail). Poussière de métro. Photo E.H.
 Lionel Sabatté, Salamandre Nutrisco et Extinguo, du 03-01-2023, 2023 - Oxydation sur papier Arches, 60 x 80 cm © Grégory Copitet.
 Lionel Sabatté, Chevauchée, chrysalide, 2022 - Huile, fragments de soie, poussières du Château de Chambord sur toile, 180 x 195 cm © Gregory Copitet.